Fatigue et chronicité

"On sait qu’en raison du caractère progressif et chronique des maladies neurodégénératives, l’intruse qui s’est glissée dans la maison ne se caractérise pas d’abord par sa particulière franchise : frôlant les murs, furtive, se cachant parfois longtemps dans les cagibis, les placards ou les greniers il arrive même qu’elle se fasse si discrète que les proches du malade l’oublient."

Publié le : 04 Septembre 2014

Ce qu’a d’épuisant la maladie chronique

Il serait scandaleux d’oublier que ce sont d’abord les malades qui souffrent des maladies neurodégénératives. Il serait imprudent d’oublier que ce sont aussi leurs proches qui en pâtissent. Certes une imprudence est chose moins grave qu’un scandale. Il serait cependant fort imprudent d’oublier que la survenue d’une maladie grave n’affecte pas que celui qui en est atteint, créant une turbulence dans toute sa famille. Ne pas être attentif à cette turbulence nous semblerait dommage, et nous voudrions autant que possible remédier à ce dommage en proposant quelque chose comme une approche systémique de cette maladie. Qui mieux que les soignants, dont la connaissance de ces maladies est non seulement théorique mais aussi pratique, pour jouer entre les malades et leurs proches le rôle de discrets médiateurs ? Il suffit parfois de quelques mots pour mieux faire comprendre aux proches ce que vivent les malades, de quelques paroles pour faire comprendre aux malades ce que vivent leurs proches. Qui ne voit l’importance de ces quelques mots, de ces quelques paroles lorsque dans une maison jusque là paisible la maladie a fait effraction, s’est introduite comme une intruse ?
 
On sait qu’en raison du caractère progressif et chronique des maladies neurodégénératives, l’intruse qui s’est glissée dans la maison ne se caractérise pas d’abord par sa particulière franchise : frôlant les murs, furtive, se cachant parfois longtemps dans les cagibis, les placards ou les greniers il arrive même qu’elle se fasse si discrète que les proches du malade l’oublient. Même s’il ne faudrait pas séparer la maladie aiguë de la maladie chronique selon un cadastre trop bien découpé, nous aimerions que cette communication contribue à réparer une manière d’injustice : celle qui fait oublier ce qu’a d’épuisant la maladie chronique. Car la maladie spectaculaire invite à la sollicitude : objet de toutes les tendresses l’épouse décou­ronnée par la chimiothérapie ; lieu de toutes les attentions le père rendu brusquement tétraplégique par l’accident. Mais souvent suscitant l’indifférence celui dont la maladie est si ancienne et si discrète que ses proches l’oublient. Le malade cependant en sent pourtant fort bien l’action, sous la forme de cette fatigabilité qui relève de ce que l’on a bien raison de nommer de nos jours un « han­dicap invisible ». Comment éviter l’impatience des collègues à l’égard de la malade qui égare un document alors qu’elle est apparemment en pleine santé (et soupçonnée de négligence alors qu’elle est épuisée) ; l’agacement de ses proches à l’endroit du celui qui voudrait rentrer se reposer alors que la soirée bat son plein (et soupçonné d’empêcher de rire en paix alors qu’il n’en peut plus), sinon par une analyse phénoménologique de ce qu’est la fatigue, fondée sur la possibilité pour les soignants d’expliquer avec tact aux proches que la maladie est là, et bien là ?
 

Expliquer aux uns ce que vivent les autres, aux autres ce que souffrent les uns

Mais les proches aussi ont droit à notre compréhension. Il avait épousé cette femme pour le meilleur et pour le pire et ce fut longtemps le meilleur. Mais voilà que la maladie entraîne de nouveaux handicaps… Il lui avait fait tant de promesses, et d’abord que cela ne changerait rien. Il ne savait pas que la lancinante fatigue aurait raison de ses belles paroles. Car lui non plus n’en peut plus, et bien accompagner quand on est épuisé n’est pas chose aisée. On peut combattre un ennemi puissant quand il se présente face à soi, c’est ainsi que le fragile David l’a emporté contre le puissant Goliath. Mais la fatigue est mielleuse, engluante, enserre de tous côtés et ne se laisse pas objectiver. Elle est comme les sables mouvants : tous les efforts qu’on fait pour n’y pas sombrer aggravent encore les choses ! Il faudrait être un saint ou un héros pour continuer d’accompagner l’autre aussi bien qu’on voudrait. Un saint comme le Christ, qui d’après Corneille « sait dans la fatigue être sans lassitude, sait rendre légers les plus puissants fardeaux : quelque charge qu’il porte il n’en sent pas le poids ». Ou un héros comme le Baron de Munchausen qui se sort des sables mouvant en se tirant lui-même par les cheveux. Mais les proches ne sont que des hommes, et n’ont pas vocation à être ou des saints, ou des héros. On ne se tire pas seul, par un magique héroïsme, des sables mouvants de la fatigue. Et quand on se sent sombrer on a grand besoin d’une main secourable : thème essentiel de « l’aide aux aidants ».
Les uns fatigués d’être malades, les autres fatigués d’accompagner : souhaitons leur d’être accompagnés par des soignants vigilants pouvant expliquer aux uns ce que vivent les autres, aux autres ce que souffrent les uns. Et puisse cette vigilance aider à retisser les liens, là où la maladie neurodégénérative a déchiré les mailles…

Dans ce dossier

Maladies neurodégénératives : Attentes et savoirs partagés