Approches épistémologique et éthique des enjeux d’anticipation

"L’intention d’anticiper, notamment dans le champ du diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer, en est une manifestation majeure. Parce que la considération éthique des personnes est mise en jeu, créer, mobiliser ou transmettre des savoirs dans ce contexte nous oblige à « répondre de ». Et tout l’enjeu est bien de décider qui doit répondre et de quoi."

Publié le : 05 Septembre 2014

Diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer et « responsabilité épistémique »

Ce que nous appelons le « syndrome de l’Aquila », en référence à la catastrophe sismique qui toucha l’Italie en 2009 et qui valu la condamnation pour « homicide par imprudence » de scientifiques membres de la commission italienne des grands risques, montre l’importance qu’il y a à penser aujourd’hui le concept de responsabilité dans un espace nouveau, ni juridique ni morale. Car ce que l’épisode de l’Aquila révèle c’est bien l’émergence d’une responsabilité propre aux savoirs, une responsabilité de nature proprement épistémique que nous appelons « responsabilité épistémique ». Selon nous, dans le contexte des sciences et des techniques contemporaines, aventures essentiellement collectives et impliquées par et dans la société, il ne peut s’agir que d’une responsabilité sociale qui dépasse le seul scientifique, soit-il inscrit dans une « communauté ».
 
L’intention d’anticiper, notamment dans le champ du diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer, en est une manifestation majeure. Parce que la considération éthique des personnes est mise en jeu, créer, mobiliser ou transmettre des savoirs dans ce contexte nous oblige à « répondre de ». Et tout l’enjeu est bien de décider qui doit répondre et de quoi. Autrement dit, l’intention d’anticiper n’est pas seulement une décision technique (que l’on peut justifier de multiples façons), elle est aussi un appel à notre attention éthique quant au type de responsabilité dont nous devons faire acte.
 
Ici, nous exposons brièvement quatre caractéristiques fondamentales de ce concept de responsabilité épistémique alors comme responsabilité sociale à propos des contenus, de la nature et de la transmission des savoirs, et à propos de la caractérisation des objets de connaissance.
 

  1. La responsabilité épistémique est une co-responsabilité quant aux contenus des savoirs. Ce premier aspect ne va pas de soi dans la mesure où la pensée épistémologique classique tend à dé-essentialiser les savoirs scientifiques (neutres du point de vue des valeurs) canalisant notre attention éthique sur leur usage. Or, dans le contexte contemporain des science, nous assistons à une forme de ré-essentialisation des savoirs dans la mesure où ces derniers se trouvent non plus seulement jugés pour ce qu’ils provoquent (leurs « impacts ») mais aussi pour ce qu’ils sont en tant que tel. Ainsi, le savoir peut apparaitre comme porteur de certaines formes de déterminations, d’intentions et de valeurs, qui ne sont plus à juger à l’aune de leur impact potentiel mais en tant qu’ils constituent ce savoir. C’est pourquoi nous disons que le contenu d’un savoir en tant que tel appelle notre responsabilité indépendamment de l’usage que l’on pourra en faire. Alors s’ouvre un espace de questionnement : tous les savoirs méritent-ils d’être connus et diffusés ? Savoir construire une bombe nucléaire n’engage-t-il pas notre responsabilité indépendamment de l’usage potentiel que l’on pourra faire de cette même bombe ? Savoir diagnostiquer de façon pré-symptomatique une maladie n’est-il pas en soi un objet de responsabilité ? Tout comme la loi de Gabor indique que tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé, peut-il exister un loi de Gabor pour les savoirs qui suggèrerait que tout ce qui est connaissable doit être connu ? C’est de ce questionnement fondamental que relève la responsabilité épistémique.

 

  1. La responsabilité épistémique est une co-responsabilité quant à la nature des savoirs. De très nombreux enjeux sont relatifs à la nature des savoirs générés dans les sciences contemporaines. Doit-on considérer telle connaissance comme un risque ou comme une incertitude ? Cette connaissance est-elle neutre vis-à-vis des valeurs ? Cette connaissance relève-t-elle d’une procédure impartiale ? Que faire face à l’absence de clarté causale, mise en évidence dans le contexte des recherches biomédicales portant sur le diagnostic de la maladie d’Alzheimer ? Que faire lorsque le cadre épistémologique de la démarche hypothético-déductive touche à ses limites ? Que veut dire remplacer les causalités par des corrélations ? Autant de questions, a priori très techniques, mais qui sont en fait essentielles pour mesurer notre responsabilité face ces « savoirs d’anticipation ».

 

  1. La responsabilité épistémique est une co-responsabilité quant à la transmission des savoirs. La perspective est ici celle du rapport entre la recherche biomédicale, le soin, et plus généralement l’accompagnement des personnes dans ce qu’il révèle comme besoins et comme désirs. Quelle transmission des éléments de connaissance portant sur la maladie envisageons-nous ? Quels intermédiaires sont-ils souhaitables et en quel nombre ? Comment communiquer une incertitude ? Cette dimension de la responsabilité épistémique interroge directement la légitimité des savoirs transmis ou, plus exactement, les processus de légitimation. Et dans ce cadre, ce qui se nomme l’économie de la promesse, comme forme de légitimation majeure d’un avenir meilleur, est problématique. Le savoir scientifique à transmettre s’inscrit donc dans une tension entre principe responsabilité et principe espérance. Le besoin d’espérance d’un progrès collectif par la science rencontre l’exigence d’une responsabilité vis à vis de celle-ci. La légitimité des savoirs biomédicaux à transmettre se trouve indissociablement indexée sur ces deux principes. Tout l’enjeu est d’ouvrir la discussion pour les penser ensemble.

 

  1. La responsabilité épistémique est une co-responsabilité quant à la caractérisation des objets de connaissance. La délimitation de l’objet est une opération capitale pour l’entendement scientifique comme pour la compréhension en générale. Il est difficile d’échapper à cette question aussi triviale que fondamentale : de quoi parlons-nous ? Et pourtant, la façon dont les sciences et techniques contemporaines conçoivent les objets est sujette à discussion. La maladie d’Alzheimer offre de ce point de vue un champ particulièrement intéressant. De quoi parlons-nous lorsque nous évoquons cette maladie ? Est-ce un donnée ou un construit ? Est-ce un objet complexe ? Ici, il nous semble intéressant de mobiliser la notion d’ « objet intégratif », proposée par Anne-Françoise Schmid, pour mesurer la portée de cette dimension de la responsabilité épistémique. La maladie d’Alzheimer n’est ni donnée  - il faut la caractériser par un effort intellectuel clinique et scientifique - ni totalement construite au sens où elle serait semblable à un mythe - des millions de personnes peuvent témoigner du fait que celle maladie est, hélas, bien trop tangible. La particularité d’un objet dit intégratif, tel que nous le postulons avec la maladie d’Alzheimer, est son caractère non synthétisable. Une telle pathologie appelle la convocation de neurologues, de psychologues, de spécialistes de l’imagerie, etc. pour tenter de la comprendre. Mais les savoirs issus de toutes ces spécialités ne peuvent recouvrir l’objet nous invitant ainsi à une forme de renoncement à la promesse d’une synthèse. Une raison explique en partie ce renoncement : la persistance de zones de non-savoir, d’inconnaissances, d’incertitudes radicales, d’imprévisibilités. Des manques, des ponts impossibles entre les disciplines, des ruptures de chaîne causale expliquent l’impossibilité perçue d’effectuer une synthèse. Notre responsabilité est ici de ne pas considérer cet état de fait comme une anomalie de la réflexion, mais plutôt comme une caractéristique intrinsèque de ces objets. Il ne s’agit pas de se résigner à comprendre l’objet mais d’en prendre soin dans ce qu’il a de plus profond, de plus imprévisible, de plus incomplet, plutôt que d’adopter une posture de maitrise totale de l’objet, facteur d’exclusion souvent très efficace. Telle est la quatrième caractéristique de la responsabilité épistémique.

 
Ce que nous proposons ici n’est pas une nouvelle théorie mais un cadre conceptuel ouvert pour repenser notre rapport à la responsabilité dans un contexte où les savoirs sont interpellés par l’éthique.

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