Les enjeux éthiques d’un partage forcé de l’intimité

"Je suppose que la personne soignante, professionnelle ou non, est obligée de partager son intimité avec la personne dont elle s’occupe ; à partir du moment où on entre dans l’intimité d’une personne, on partage un secret avec cette personne et donc un espace d’intimité, quand bien même on ne laisse rien transparaître de sa propre personnalité."

Publié le : 08 juin 2016

Réunion du réseau régional Situations de handicaps, 10 mai 2016

Une question éthique ?

Philosophiquement et « idéalement » pourrait-on dire, l’intime est le dernier asile pour la personne, là où la personne peut exprimer son « être profond » dans une sphère dite d’intimité, qu’elle soit seule à habiter cette sphère ou qu’elle la partage avec d’autres. Mais encore faut-il bien voir que ce n’est qu’un idéal : le territoire de l’intime est toujours travaillé par des normes sociales régissant ce qui peut être dit ou ne pas être dit, montré ou non.
On pourrait distinguer deux modes de régulation sociale de l’intime : le dévoilement et l’enfouissement. Comme l’a montré Michel Foucault, l’expression de l’intime, sous la forme de la confession à l’église puis sous les formes plus contemporaines du journal intime, est un mode de contrôle de l’intime. Certaines choses doivent être dites, confessées, avouées à une personne habilitée à les recevoir : c’est notamment le prêtre au confessionnal qui joue ce rôle. On voit bien ici comment l’expression organisée, institutionnalisée de l’intime est l’outil de son contrôle.  Les personnes handicapées sont particulièrement vulnérables à cette régulation, précisément parce que leur sexualité nous pose problème ou nous intrigue.
Pourquoi parlons-nous de la sexualité des personnes handicapées ? Et pourquoi en faisons-nous une question éthique ? Un premier devoir éthique serait donc de nous poser la question : pourquoi l’intimité et la sexualité des personnes handicapées posent-elles problème ? La mise en problème de ce fait n’est-elle pas aussi un moyen pour nous de le supporter, de l’accepter ou encore de le contrôler ?
Un autre mode de régulation de l’intime existe qui consiste non plus dans son dévoilement mais dans son enfouissement : certaines paroles ne peuvent pas être dites en public ou certaines activités faites en public. On voit par exemple comment invoquer l’intimité peut être le prétexte d’une régulation sociale de notre champ perceptif. Nous ne voulons pas certaines odeurs, nous ne voulons pas certaines visions, nous ne voulons pas certains cris ; alors nous les rangeons dans l’ « intime ». Cet aménagement de notre champ perceptif serait intéressant à analyser : il est évident que ce que nous ne voulons pas voir l’altérité et pour nous, il faut bien le dire, la personne handicapée représente un être autre.
Les personnes handicapées sont donc doublement vulnérables à cette régulation de l’intime : on risque de faire de leur intimité une intimité problématique, de leur vie sexuelle une vie sexuelle problématique ; et on s’expose difficilement à leur altérité. Ce double processus, presque schizophrénique, de dévoilement et d’enfouissement de l’intimité, conduit à délimiter un territoire de l’intime finalement assez peu superposable à ce que la PH considère ou veut considérer comme son intime.
Reformulons donc la question : la question n’est pas de savoir si les personnes handicapes ont droit à une vie sexuelle mais de quel droit pourrions-nous réguler l’intimité des personnes handicapées ?
 

Lien affectif et intime

Un argument valable pour justifier la régulation de l’intimité pourrait consister à dire que toute intimité est partagée. En l’occurrence, l’expression de l’intimité de la personne handicapée met en jeu l’intimité de la personne qui s’en occupe. Je vais essayer de montrer ceci à partir d’un exemple simple. Vous êtes dans le métro et vous regardez quelqu’un. Vous serez surpris dans votre intimité lorsque cette personne vous voit la regarder. Avant cela vous êtes parfaitement tranquille mais sitôt que la personne sait que vous la regardez, c’est là que votre intimité est heurtée. Vous ne pouvez plus vous cacher, vous êtes obligé de partager un secret – même si ce secret est très éphémère – et donc de partager votre intimité.
Je suppose que la personne soignante, professionnelle ou non, est obligée de partager son intimité avec la personne dont elle s’occupe ; à partir du moment où on entre dans l’intimité d’une personne, on partage un secret avec cette personne et donc un espace d’intimité, quand bien même on ne laisse rien transparaître de sa propre personnalité. La relation de soin, surtout lorsqu’elle est professionnelle, est particulière en ce sens où elle implique un partage forcé de l’intimité. Je veux dire que ce partage est forcé non pas au sens où le soignant ne pourrait pas consentir à entrer dans l’intimité de la personne dont il s’occupe – après tout il a choisi d’être soignant ; mais dans le sens où le fait même de s’en occuper le force par là même à entrer dans cette intimité.
C’est de cette façon qu’on peut comprendre l’ « appropriation » des personnes handicapées par les soignants (« c’est mon patient »). L’ « appropriation » n’est pas à comprendre seulement comme la revendication d’une compétence ; mais comme la reconnaissance d’un lien affectif et intime qui s’est noué bon gré mal gré avec le patient.
Deux enjeux éthiques découlent de ce fait d’un partage forcé de l’intimité. Les soignants n’ont-il pas droit entre eux à une certaine intimité avec leurs patients ? Est-ce qu’il faut permettre aux proches des patients de venir quand ils le veulent ? Ne risque-t-on pas de nier l’intime par la technicité du soin aussi bien au détriment du professionnel que de la PH ? Les exigences du soin entrent ici en conflit avec d’autres exigences : celles de la sécurité, de la maximisation d’une santé définie par l’exposition à des facteurs de risque.
Second enjeu éthique : jusqu’où peut aller ce partage de l’intimité dans la relation soignante dont j’ai dit plus haut en quoi il était forcé ? La relation soignante doit-elle être en tout état de cause dénuée d’érotisme ? Doit-on tolérer que la sexualité fasse l’objet d’une « assistance », voire d’un soin ?