Reconnaître la personne handicapée et ses droits

A travers une analyse du "phénomène handicap", l'auteur analyse les cause de la prise de conscience autour du statut particulier de la personne handicapée. La reconnaissance des droits de cette personne s'inscrivant comme conséquence de la prise de conscience.

Publié le : 17 juin 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

" Les handicapés à long terme ne sont ni malades, ni en bonne santé, ni morts, ni vivants, ni en dehors de la société, ni pleinement à l'intérieur." Robert Murphy, Vivre à corps perdu ",
Coll. Terre humaine, Paris, Plon, 1990.

 

Plusieurs causes qui viennent se superposer et faire du handicap l'une des très grandes questions d'actualité et un débat de société parmi les plus importants. Le facteur déterminant est d'ordre démographique : c'est la montée irrésistible du nombre des personnes concernées, véritable " endémie silencieuse ", méconnue et oubliée jusqu'à présent par le système de santé. Son importance est diversement appréciée par les démographes et les épidémiologistes de la santé, les uns comme les autres n'ayant pas une définition précise du phénomène et ne pouvant donc pas valablement le mesurer. C'est sur ce point que nous voulons, précisément, apporter une contribution.

 

La montée du phénomène Handicap dans nos sociétés : pourquoi ?

La cause principale est, sans conteste, le vieillissement de la population avec une longévité jamais encore atteinte par l'espèce humaine. Les effets du temps sur les aptitudes fonctionnelles de la personne sont variables d'un individu à l'autre et ont considérablement reculé ces dernières décennies. L'âge n'est plus le seul critère pour juger des effets du vieillissement. Celui-ci reste néanmoins un processus irréversible, et l'on observe, chez les plus de 85 ans, un nombre important de personnes rencontrant, au quotidien, des obstacles dans les situations de la vie courante.

La deuxième cause est liée aux progrès, parfois vertigineux, des connaissances médicales et des moyens d'agir mis à la disposition des médecins et du corps de santé. Bon nombre de lésions du corps humain par maladie ou traumatisme qui, naguère, étaient incompatibles avec la vie (ou la survie) ont trouvé des solutions mais au prix de la persistance de séquelles corporelles, souvent graves, qui s'expriment par des limitations fonctionnelles générant de multiples situations de handicap. C'est le cas des paraplégiques par traumatisme (paralysés des deux membres inférieurs par lésion de la moelle épinière). Leur espérance de vie a rejoint celle de la moyenne de la population dans les pays où la médecine de rééducation existe. C'est aussi le cas des traumatisés sévères du cerveau dont la mortalité a chuté verticalement avec le développement de nouvelles techniques de ramassage avec soins sur les lieux de l'accident (SAMU) et de réanimation. C'est le cas de maladies graves, comme la
myopathie largement médiatisée par le Téléthon. D'autres atteintes moins connues des médecins et de la population sont oubliées et ont pris récemment l'étiquette de "maladies orphelines , comme le Syndrome d'Ehlers-Danlos (atteinte génétique du tissu élastique) ou la maladie de Charcot (Sclérose latérale amyotrophique). Ceux qui en sont atteints et leurs familles sont très souvent totalement démunis face à l'accès aux soins de rééducation et aux multiples rejets de la société.

La troisième cause est d'ordre psychosocial. Elle concerne, en effet, des personnes qui sont en état de " mal-aise " (René Dubos) plutôt que de maladie, mais qui souffrent physiquement et psychiquement et doivent être prises en charge par le corps de santé. Le plus souvent c'est le dos qui est en cause ou bien le cou ; parfois c'est l'abdomen.
L'incompréhension des médecins, la somatisation inquiétante qu'ils génèrent trop souvent, à partir de la découverte d'une arthrose vertébrale banale ou de hernies discales sans rapport avec la cause réelle des douleurs, conduisent ces personnes vers un processus de dévalorisation et de désadaptation dont l'aboutissement est l'exclusion du travail et de la vie sociale. Elles rejoignent alors dans les COTOREP (Commissions techniques d'orientation et de reclassement professionnel), le groupe des autres personnes handicapées. C'est ainsi qu'aujourd'hui le mal de dos est devenu la première cause d'invalidité avant 45 ans.

Toutes ces évolutions, qui se sont produites ou accentuées ces 25 dernières années, doivent faire reconsidérer sous un jour nouveau le droit spécifique des personnes handicapées, en France, en Europe et dans le monde.

Qu'est-ce que le handicap ? Qui sont les personnes handicapées ?

Le mot, d'abord. Handicap est un mot français d'origine anglaise (" hand in cap ", " la main dans le chapeau "). Il s'est introduit dans le vocabulaire médico-social à partir du sport (" les courses à handicap "), via la littérature (André Maurois avec "Lord Byron", Gide…). Son sens originel est " à parts égales ", puis " égalité des chances ". Ce sont là deux très belles formules pour définir le programme de participation sociale des personnes handicapées. Elles sont d'ailleurs souvent reprises dans le titre d'ouvrages (le programme québécois de réadaptation sur le handicap, par exemple) ou de colloques sur ce sujet. La difficulté de l'usage du mot handicap, dont l'équivalent américain est " disability ", est qu'il recouvre plusieurs dimensions du même phénomène.

 

Les tentatives de classification par L'OMS

Les récentes mésaventures du projet de classification des handicaps développées par l'OMS depuis le début des années 1970, est une illustration des tendances qui s'affrontent. La tendance " médicalisée et organiciste " (le handicap apparaît comme une conséquence, une complication de la maladie ou du traumatisme) avait pris le pas sur celle de la réadaptation, avec la proposition d'un projet intitulé " Classification des conséquences des maladies ", comportant trois niveaux mal délimités. Publiée par l'OMS en 1980, cette proposition a été abandonnée en 1997. Une nouvelle version intitulée " CIH 2 Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé ", vient d'être adoptée (mai 2001) par l'OMS après le passage par des versions intermédiaires. Dominée par le souci d'éviter une terminologie négative, tout en ménageant certains aspects de la vision " médicalisée " du handicap, elle forme un ensemble complexe dont le maniement promet d'être difficile. Le mot handicap, traduction correcte de l'américain " disability " est maintenu dans la version en langue française.

Le système d'identification et de mesure du handicap (SIMH) : une nouvelle conceptualisation, support d'une démarche à la fois globale et " positive "

La démarche a été initiée, au début des années 1970, à Créteil, au moment de la mise en place dans le jeune CHU Henri Mondor d'un service de réadaptation médicale dans une ville en chantier. Un programme d'accessibilité a été mis en place, en collaboration avec la mairie de la ville et l'Association des paralysés de France. Il a abouti à la notion d'une approche du handicap, non plus à partir de la pathologie mais depuis les situations concrètes rencontrées dans la ville. Cette notion de " situation de handicap " (et non pas de " handicap de situation ") qui a été largement reprise par la suite, a servi de pivot à l'élaboration d'un nouvel ensemble conceptuel en quatre dimensions. Le handicap naît de la confrontation d'un individu avec une situation trop exigeante pour ses propres capacités. Le handicap est donc, par essence, toujours social et doit être abordé comme tel avec, éventuellement, mais pas toujours, un versus médical. On devrait toujours dire " handicapé pour ". Et l'on est " handicapé par " une difficulté à la marche, une vision basse, une audition défectueuse, des difficultés de compréhension ou d'interprétation, une petite taille, ou encore l'embonpoint naturel d'une fin de grossesse, etc. Il n'est donc pas nécessaire d'être malade pour être handicapé.

- Le corps : Ce niveau comprend tous les aspects biologiques du corps humain, avec ses particularités morphologiques, anatomiques, histologiques, physiologiques, et génétiques.

Certaines modifications du corps, d'origine pathologique (maladie ou traumatismes) ou physiologiques (effets de l'âge, grossesse, …) peuvent entraîner des limitations des capacités. On voit donc que les modifications pathologiques ne sont pas les seules en cause.

 

- Les capacités : Les fonctions physiques et mentales (actuelles ou potentielles) de l'être humain, compte tenu de son âge et de son sexe, indépendamment de l'environnement où il se trouve.

Les limitations des capacités (réelles ou supposées), propres à chaque individu, peuvent survenir à la suite de modifications du corps, mais aussi du fait d'altérations de sa subjectivité.

 

- Les situations de la vie : La confrontation (concrète ou non) entre une personne et la réalité d'un environnement physique, social et culturel.

Les situations rencontrées sont : les actes de la vie courante, familiale, de loisirs, d'éducation, de travail et de toutes les activités de la vie, y compris les activités bénévoles, de solidarité et de culte, dans le cadre de la participation sociale.

 

- La subjectivité : Le point de vue de la personne, incluant son histoire personnelle, sur son état de santé et son statut social.

Il concerne tous les éléments subjectifs qui viennent compromettre ou supprimer l'équilibre de vie de la personne. Il représente le vécu émotionnel des événements traumatisants (circonstances d'apparition et d'évolution, annonce et prise de conscience de la réalité des faits et acceptation de vivre avec sa nouvelle condition).

Ces définitions en langage simple sont compréhensibles par tous, faciles à appliquer dans tous les domaines concernés et à traduire dans toutes les langues. Les deux premiers niveaux ont un caractère universel puisqu'ils concernent le corps humain et les capacités humaines. Par contre les situations de la vie sont liées au cadre de vie et la subjectivité dépend profondément du contexte culturel et éducatif. Ces définitions aboutissent à une identification et non à une classification qui serait nécessairement " stigmatisante " et " castifiante ". Elles constituent, au total, un cadre conceptuel pour organiser non seulement la réadaptation des personnes handicapées et le lien entre le système de santé et la vie sociale mais, aussi, l'ensemble du système de santé dans une démarche centrée sur la personne humaine.

Quel droit pour le handicap et les personnes handicapées ?

Dans notre pays, le droit des personnes handicapées s'inscrit, pour l'essentiel, dans le texte de la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 et ses décrets d'application. L'émergence de ce texte est une sorte de confluence entre deux courants. Le premier a été impulsé par un droit social français issu des ordonnances de 1945 sur la Sécurité Sociale instituant le droit à la rééducation professionnelle et concrétisé par la loi du 23 novembre 1957 sur l'insertion des travailleurs handicapés, véritable prémisse à la loi de 1975. Le second est le courant mondial du mouvement des personnes handicapées qui a abouti à l'Année internationale des personnes handicapées (1981) et à la Décennie des personnes handicapées (1982-1992). À la même époque, d'autres pays (USA, Québec) mettaient en place des lois analogues.

 

Changer la loi ?

À juste titre, une réflexion et une révision sont en cours sur le texte de la loi française, élaboré dans un contexte économique (période de plein emploi, influence des " 30 glorieuses ") et politique (l'Europe était encore en chantier, le mur de Berlin n'était pas tombé) totalement différent du contexte actuel. Les mentalités, influencées par le courant de la mondialisation et la " culture médiatique ", ont changé, induisant des comportements individuels et collectifs différents. La diminution ou la perte du lien social, l'individualisme, le rejet des responsabilités sur d'autres, l'incertitude, voire l'angoisse du lendemain, la peur et la montée de l'intolérance et de la violence sont de nouvelles donnes de la vie sociale au quotidien qui pèsent lourd sur le comportement de chacun face aux personnes handicapées.

Faut-il pour autant des lois spécifiques ? La question est d'importance. En effet, vouloir " protéger " les citoyens handicapés n'est-ce pas les considérer, à priori, comme des citoyens " inférieurs " ? Ne risque-t-on pas de les stigmatiser, de les distinguer comme des " citoyens à part ", qu'il faut respecter et " aider " ? Ces aides pouvant être perçues, par les autres, comme des éléments de " discrimination positive ", voire des " avantages " ?

Pourtant, ils doivent bénéficier d'arguments et, au besoin, d'un appareil juridique plus efficace que la simple proclamation de " l'égalité des chances pour tous ". Les 26 années d'existence de la loi de 1975 ont démontré qu'il n'était pas suffisant de faire une loi pour intégrer les personnes handicapées, même si elle est appliquée, ce qui n'a pas toujours, loin s'en faut, été le cas. Pire, elle était bien souvent ignorée, y compris des milieux juridiques, par les applicateurs les plus concernés, comme les architectes, les médecins, les formateurs et les professionnels. Il paraît cependant de la plus grande nécessité de rappeler, dans un cadre juridique, l'existence de situations de handicap qui conduisent à l'exclusion sociale d'une partie de la population dont nous pouvons être demain. Ces aspects ne sont pas seulement ceux d'une minorité agissante, mais de toute la population : nous sommes tous concernés. C'est dire si le débat doit être élargi.

 

Intégration ou non-discrimination ?

Le droit français du handicap fait de l'intégration sociale des personnes handicapées " une obligation nationale " (article premier de la loi de 1975). Elle fait donc appel à la solidarité individuelle et collective. L'approche est différente aux États-Unis où l'on a vu, à partir de 1954, par une décision de la Cour suprême, assimiler l'exclusion des personnes handicapées de la vie sociale à la discrimination des " minorities ", noires en particulier. 1954 est l'année de la lutte contre la discrimination scolaire dans les États du Sud.

L'aboutissement sera la loi " Americans with Disabilities Act ", signée le 26 juillet 1990 par le président Bush. On remarquera que le terme handicap a disparu et est remplacé par " disability " qui, de fait, est l'équivalent du mot français " handicap ". L'évolution de nos sociétés, des mentalités et du comportement de nos concitoyens, comme les effets de la mondialisation nous conduisent à une interrogation sur le mécanisme social le plus approprié pour donner aux personnes qui rencontrent des situations de handicap les meilleures chances d'une vie de qualité dans l'égalité. Une première évolution dans cette direction s'est produite au moment de l'intrusion du Sida qui a contribué à révéler les phénomènes de discrimination-exclusion au travail. Ce fait est à l'origine de la loi du 12 juillet 1990 qui stipule que l'on ne peut pas exclure du travail pour des raisons de maladie ou de handicap. Ce type de texte reste, pour l'instant, isolé dans le droit français.

 

Pour un droit intégré ?

Une solution pour combiner l'affirmation des droits des personnes handicapées et les résultats concrets tel qu'on les constate dans la réalité, serait peut-être de dissocier les deux problématiques. D'un côté un texte de loi très général rappellerait les droits à la citoyenneté des personnes en situation de handicap sans en exclure une seule catégorie, ce qui éviterait aussi la discrimination juridique par l'âge. De l'autre, toute une série de textes réglementaires serait introduite dans tous les aspects de la vie sociale : école, travail, loisirs, urbanisme, soins, culture, etc. Le " réflexe de l'intégration-non-discrimination " et " accessibilité à " deviendrait alors similaire à celui de " sécurité ".