S’adapter en couple à la maladie d’Alzheimer : risques et enjeux

"Le risque, avec la survenue de la maladie et la cascade de changements qu’elle entraîne, est de voir l’entité « couple » devenir un édifice branlant qui insécurise les deux partenaires. Réduire ce risque implique pour le proche de discerner, d’une part, ce qui relève de l’aide rendue nécessaire par la maladie et, d’autre part, de l’apaisement de ses propres angoisses. Le défi est de taille."

Publié le : 23 Septembre 2015

Il est d’autant plus bouleversant d’écouter les témoignages de couples confrontés à la maladie qu’elle survient précocement. Ces récits, parfois sereins, souvent douloureux, montrent comment la maladie s’insinue des neurones à la vie quotidienne et de l’individu aux relations les plus intimes. Ils offrent des repères concrets sur l’évolution de la qualité de vie du couple au domicile et permettent d’en comprendre certains enjeux individuels et relationnels.
 
Le premier risque est de se sentir submergé. Le proche adapte subtilement son organisation aux erreurs et comportements de la personne malade. Après le diagnostic, il prend peu à peu conscience de l’avancée quantitative et qualitative des troubles. Non seulement la personne malade ne peut plus assumer toute sa part dans le fonctionnement du foyer, mais sa dépendance va en augmentant. Certains proches s’obligent alors à tout assumer, à être des aidants « parfaits », irréprochables. Cela s’accompagne d’un rétrécissement des activités et des liens relationnels avec l’extérieur, créant à terme un sentiment d’aliénation. Les signaux d’alerte surviennent sous forme d’émotions intenses, de colère et culpabilité, de désespoir, d’idées suicidaires parfois, qu’elles soient exprimées ou non.
Face à ce risque, il peut être bénéfique de se déterminer progressivement et assez tôt sur le proche qu’on voudrait être : comment se préserver de l’épuisement ? Comment ne pas perdre ses ressources ? Comment demander, et à qui, un coup de main, une écoute, de la disponibilité, un lien avec l’extérieur ? Comment être aidant sans exiger de soi-même l’impossible ?
 
Le second risque découle du premier, comme par un phénomène d’engrenages : le proche prend conscience de sa vulnérabilité et l’impératif, désormais, est de tenir le coup, de ne pas s’effondrer. Le couple va tenter de s’adapter : il évite d’être confronté aux réactions des gens, de rendre visible la maladie, d’en parler même, d’être en contact avec des personnes malades dans des groupes d’aide. Il adopte une attitude volontariste selon un fonctionnement au jour le jour qui permet d’oublier le futur et de contrebalancer le désespoir ressenti. Le quotidien est aménagé pour diminuer la confrontation aux déficits.
Devant ce risque de fuite en avant tout à fait compréhensible et auquel il est possible de s’adapter à court terme, il pourra être bénéfique pour certains couples de prendre la mesure de ses limites, d’envisager les déficits pour mieux faire face et résoudre les problèmes comme ils se présentent, sans fébrilité ni évitement. Il s’agit aussi de s’inscrire dans un itinéraire personnel et de couple ancré dans le passé, respectueux du présent et ouvert sur le futur.
 
Le troisième risque est celui d’un glissement de la protection vers le contrôle. Le proche développe une vigilance, des attitudes de protection et préserve la personne malade d’activités qui pourraient la mettre en danger. Toutefois, cette aide est parfois refusée par la personne malade qui se perçoit comme suffisamment bien portante et autonome. Le proche s’inquiète, devient hyper-vigilant, et sa protection évolue vers une aide de moins en moins flexible. La personne malade tente alors de faire valoir ses désirs propres et sa dignité. Les tensions augmentent jusqu’à dominer la relation, conduisant au constat d’une dissolution du couple dans la maladie.
Le regard que la personne malade porte au conjoint est altéré tandis que celui-ci ressent qu’il faut maintenir l’aide, mais perd l’affection de l’autre. La rupture affective survient quand le regard a changé, tant celui que l’on porte sur l’autre que celui que l’on porte sur soi : on ne se reconnait plus. Le couple ne discute plus et les échanges se raréfient, réduisant les possibilités de résolution des conflits. Le silence est d’autant plus pesant que les deux partenaires cohabitent : ils deviennent deux étrangers sous le même toit. Le couple est fondé sur un contrat amoureux et fonctionnait avec un certain équilibre. Cela impliquait une répartition des tâches et des rôles, tenant compte de la capacité de chacun à nourrir l’autre par ses gestes, ses attitudes ou plus subjectivement par ce qu’il incarne.
 
Le risque, avec la survenue de la maladie et la cascade de changements qu’elle entraîne, est de voir l’entité « couple » devenir un édifice branlant qui insécurise les deux partenaires. Réduire ce risque implique pour le proche de discerner, d’une part, ce qui relève de l’aide rendue nécessaire par la maladie et, d’autre part, de l’apaisement de ses propres angoisses. Le défi est de taille : comment réduire les dangers sans réduire le potentiel de vie ? Comment modifier l’organisation domestique tout en conservant une vie affective pleine et entière ? Comment laisser entrer la maladie sans qu’elle en vienne à tout dominer ? Comment ne pas perdre l’autre ni soi-même lorsque les symptômes semblent avancer inexorablement ?
La connaissance de ces risques entraine des responsabilités tant pour les personnes concernées dans leur quotidien que pour les professionnels. Tous les processus identifiés ont la particularité de s’enclencher précocement, dès les premiers signes, puis d’évoluer insidieusement. La plupart résultent de réactions a priori adaptatives, mais se révèlent à terme délétères. Enfin, ces risquent ne sont pas aisément repérables, ni par le proche, ni par la personne malade elle-même. Ainsi la question se pose pour les professionnels, notamment les psychologues, du développement d’un repérage précoce des situations à risque et d’un accompagnement individualisé.