Sommet du G8 sur la démence - Face aux réalités humaines de la démence, une réponse politique digne et courageuse

"L’évolutivité de certaines formes de démences expose aux situations de crises et de ruptures qu’il n’est que rarement possible d’anticiper et d’accompagner de manière cohérente et continue. Les représentations péjoratives de ces pathologies qui amenuisent jusqu’à les anéantir les facultés de jugement et les capacités décisionnelles, contribuent pour beaucoup à la solitude et à l’exclusion, aux discriminations mais également au sentiment de perte de dignité et d’estime de soi. "

Publié le : 11 Décembre 2013

Perte de dignité et d’estime de soi

Le sommet du G8 organisé à Londres ce 11 décembre 2013 est consacré à la démence. Une première internationale à laquelle nous devons accorder une véritable attention. Ces maladies en progression de 22 % depuis trois ans, concernent plus de 44 millions de personnes dans le monde. Elles devraient toucher 115 millions de personnes vers 2050. Le gouvernement français devrait annoncer dans les prochains mois un plan de santé publique qui se situera dans le prolongement du dernier plan Alzheimer 2008-2012. La France a su développer à cet égard des approches innovantes, soucieuses de la dignité de la personne et de ses proches, qui en font certainement une référence. Encore est-il nécessaire d’aller plus avant, de mieux comprendre les enjeux humains et sociaux de ces maladies : elles en appellent à une évolution de nos mentalités, de nos attitudes. À l’expression de solidarités qui font encore trop défaut à ceux qui s’éprouvent d’autant plus relégués dans le vécu de ces maladies qui altèrent leur pensée.
Les démences affectent en effet les capacités cognitives de la personne, par conséquent le rapport à sa propre identité ainsi que les conditions de relation avec son environnement social. L’inanité des traitements actuellement disponibles (dans le meilleur des cas ils contribuent à ralentir le développement de la maladie ou à en atténuer les symptômes) fait de l’annonce de la maladie une sentence difficilement supportable pour la personne et pour ses proches. Le projet de vie semble d’emblée compromis, soumis aux aléas de circonstances peu maîtrisables. Le parcours de soin, lui aussi, procède de dispositifs souvent précaires qui l’assimilent à un cheminement incertain et complexe dans les dédales de procédures peu adaptées aux besoins. Ainsi, l’évolutivité de certaines formes de démences expose aux situations de crises et de ruptures qu’il n’est que rarement possible d’anticiper et d’accompagner de manière cohérente et continue. Les représentations péjoratives de ces pathologies qui amenuisent jusqu’à les anéantir les facultés de jugement et les capacités décisionnelles, contribuent pour beaucoup à la solitude et à l’exclusion, aux discriminations mais également au sentiment de perte de dignité et d’estime de soi. Le modèle prôné de l’autonomisme, dans un contexte sociétal où l’individualisme et les performances personnelles sont valorisés, rajoute à l’expérience d’une disqualification éprouvée durement comme une seconde peine par ceux qui vivent une vulnérabilité d’autant plus accablante qu’elle accentue leurs dépendances. Les répercussions sur les proches se caractérisent par la sensation d’un envahissement de l’espace privé par une maladie qui dénature les rapports interindividuels, déstructure l’équilibre familial, précarise ne serait-ce que du fait de réponses encore insuffisantes en termes de suivi au domicile ou d’accueil en structures de répit ou en institution. C’est dire l’ampleur des défis qu’il convient de mieux comprendre afin de les intégrer à nos choix politiques. Ce dont je souhaite brièvement témoigner à partir de la réflexion développée par l’équipe de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (EREMA) dont j’assure la direction.

 

Du diagnostic au parcours de soin

Les progrès récents des neurosciences, aussi bien au plan de la recherche fondamentale qu’au plan des connaissances diagnostiques et thérapeutiques, le vieillissement des populations notamment dans les pays économiquement développés,  expliquent au même titre que leurs incidences humaines, sociales et économiques l’attention désormais consacrée à ces maladies. Ce constat justifie également l’opportunité d’une mobilisation internationale de grande ampleur comme celle évoquée dans le cadre du G8.
Les avancées technologiques et génétiques dans le champ des neurosciences convergent vers la mise au point d’outils de diagnostic et, à défaut, d'outils d’évaluation des risques de développement de ces maladies. Certaines d’entre elles ont une forte composante génétique, quoique non exclusive. Dès lors que l’évaluation du risque devient possible, se pose donc la question des moyens de sa mise en œuvre. La systématisation, à des fins qui ne seraient pas spécifiquement médicales, des tests sollicités par les secteurs assurantiel et bancaire, voire des employeurs, induit des menaces de discriminations. Dans la mesure où, en outre, ces méthodes de diagnostic avant l’apparition de symptômes ne s’avèrent pas systématiquement fiables, se pose la question de l’accompagnement des personnes ainsi confrontées à une révélation du caractère seulement probable d’une maladie. Comment concevoir, selon quelles règles et en bénéficiant de quels accompagnements, de possibles anticipations ?
De nombreuses pistes thérapeutiques sont explorées : médecine régénérative et greffe de cellules souches intracérébrales, techniques de stimulation cérébrale profonde destinées à renforcer ou à inhiber les fonctions défaillantes. Ces approches ne sont cependant pas dénuées d’effets indésirables majeurs. Si la pertinence médicale de ces thérapeutiques se renforce du fait des avancées scientifiques, des discussions doivent porter sur l’indication de leur utilisation dans l’intérêt direct de la personne. En effet, la tentation peut être grande de traiter une personne, y compris sans son accord, aux seules fins d’atténuation ou de suppression de ses symptômes, notamment lorsque ceux-ci sont difficilement supportables pour l’entourage, ou présenteraient un caractère de dangerosité. Un autre problème, plus global, est aussi soulevé par l’utilisation de techniques coûteuses, celui d’une juste répartition des ressources thérapeutiques. Le coût de ces traitements est compris entre 15 000 et 20 000 euros annuels pour la maladie de Parkinson. Dès lors comment s’assurer que ces personnes malades, requérant beaucoup d’attention et pourtant déconsidérés voire disqualifiés du fait de représentations sociales connotées de ces maladies, se voient attribuer les justes thérapeutiques dans un contexte de ressources restreintes ? Cela d’autant plus qu’il ne leur est pas toujours possible de faire valoir leurs droits.
La lourdeur et le caractère invasif de ces thérapeutiques en appellent d’autant plus à la vigilance que ces maladies mettent en question l’aptitude à consentir aux traitements. La difficulté qu’elles sont susceptibles d’éprouver à comprendre la situation dans laquelle elles se trouvent, à délibérer et à prendre une décision selon une temporalité et des modalités conformes à la norme sociale doit être prise en considération et respectée par les soignants. La perte de la faculté à communiquer peut rendre nécessaire un travail d’interprétation destiné à obtenir sinon leur consentement du moins leur “assentiment”.
 

Fragilisation des repères, adaptation des dispositifs

Ces maladies se caractérisent par une forme singulière de chronicité. Le système de santé doit être repensé à l’aune de cette perspective. Comment penser un parcours de soins tenant compte des besoins des personnes malades et de leurs proches, suffisamment adapté et réactif pour répondre à des situations évolutives et parfois urgentes ? Comment, dans ce contexte, faciliter le maintien à domicile des personnes dans un contexte humain et social favorable, intégré au cadre d’existence ? Par quels dispositifs maintenir la continuité de soutiens professionnels indispensables sans que le coût financier imparti aux familles accentue l’injustice ou incite à renoncer ? De quelle manière implémenter le recours aux nouvelles technologies susceptibles de compenser une progressive perte d’autonomie et de maintenir la personne dans un cadre de vie adapté à ses choix ainsi qu’à ses possibilités ? Plus encore que les autres maladies chroniques, les maladies neurologiques dégénératives à impact cognitif doivent mobiliser la capacité d’une société à créer des solidarités appelant ainsi à une approche moins strictement médicale et curative du soin que préventive, accompagnatrice et en mesure de préserver les liens sociaux dans un contexte où la maladie affecte les facultés relationnelles de la personne.
Une atteinte au cerveau et à ses fonctionnalités apparaît, aussi bien pour celui qui la vit que pour ses proches, comme une entrave fondamentale non seulement à la mise en œuvre des choix de la personne malade mais aussi à sa capacité même à se représenter le futur, du plus proche au plus lointain, et donc à concevoir un projet de vie. La fragilisation des repères identitaires et temporels peut générer chez la personne malade une forme singulière d’inquiétude et/ou de honte sociale au regard de la perspective d’un déclin toujours possible des facultés cognitives. Cette évolution peut s’accompagner de l’apparition de comportements ou de pensées socialement inadaptés. Il appartient donc non seulement aux soignants mais aussi à la société toute entière de favoriser l’acceptation de ces troubles et de leur étrangeté. Notre approche devrait en outre se donner pour objectif de dissiper dans l’imaginaire social la crainte largement surévaluée de la dangerosité des personnes malades, tout en renforçant les dispositifs initiés dans le contexte du conseil, du suivi et des traitements afin de prévenir toute discrimination ou perte de chance dans un parcours souvent chaotique. Ces maladies sollicitent l’implication et la responsabilité des proches d’une façon particulièrement intense dès les premiers symptômes et l’annonce du diagnostic. L’usure et l’abandon vécus qu’ils éprouvent face à l’insuffisance des aides proposées par le système de soins peuvent générer des situations dramatiques de précarisation, voire des cas tragiques de maltraitance.
Parce qu’elles mettent en jeu, au-delà d’un savoir médical et technique, la capacité d’une société à maintenir et adapter les solidarités concrètes entre citoyens, les démences représentent donc un enjeu déterminant en termes de santé publique et de vie démocratique. Il apparaît dès lors urgent de faire émerger la cohérence d’une mobilisation internationale adaptée. Elle ne saurait également négliger la cause des pays émergents eux-mêmes confrontés à la montée en puissance de ces maladies (on observe une prévalence de +/- 50 % de cas dans la population de certains pays démunis de systèmes de santé efficients). Au-delà de l’urgence d’attribuer à la recherche biomédicale ainsi qu’aux dispositifs sanitaires et sociaux les moyens nécessaires à des avancées et à des adaptations nécessaires, il convient, en partenariat avec les associations et les différents acteurs concernés, de s’investir dans une dynamique de sensibilisation effective de la société. Il nous faut être ensemble, inventifs d’une approche politique digne et courageuse, là où nos mentalités, nos représentations et nos quelques certitudes sont profondément questionnées.