« Tout va bien… je suis là… »

"Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la surmortalité (+63 %) des conjoints de malades, les 50 % de dépressions avérées des soignants familiaux, les 50 à 60 heures de travail par semaine exclusivement consacrées au malade à domicile. Ce ne sont que des chiffres… Pour moi ce sont des visages."

Publié le : 03 Février 2015

Accepter l’inacceptable faute de choix

Dans le sillage d’une personne atteinte d’une maladie évolutive de type Alzheimer, il est possible de retrouver la figure emblématique de toutes les vulnérabilités. Ainsi du besoin de l’autre, besoin vital et besoin s quotidiens de l’autre, l’aimant, devenu aidant, accompagnant, soignant, celui ou celle sans lequel la vie n’est plus possible dans l’étrangeté de ces maladies si facilement désespérantes. Dans un long accompagnement au quotidien à domicile, ces aimants/soignants familiaux arrivent pourtant à accepter l’inacceptable parce qu’ils n’ont, en fait, pas d’autre choix.
Une fille lavant son propre père ; une épouse subissant injures et coups de la part d’un mari aux troubles du comportement importants ; cette épouse atteinte d’un cancer qui repousse son opération pour organiser au mieux la vie de son mari pendant son absence ; ce mari dont l’épouse vient de mourir après 15 ans de maladie et les dernières années dans un établissement spécialisé dont chacun connaît le coût exorbitant, et qui dit : « J’ai tout vendu pour assurer les dernières années de sa vie. Si je tombe à mon tour malade, je n’ai plus rien, je serai un pauvre vieux à l’aide sociale et il faudra que mes enfants payent pour moi… »
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la surmortalité (+63 %) des conjoints de malades, les 50 % de dépressions avérées des soignants familiaux, les 50 à 60 heures de travail par semaine exclusivement consacrées au malade à domicile. Ce ne sont que des chiffres… Pour moi ce sont des visages.
La vulnérabilité des proches est souvent évoquée dans la pathologie d’Alzheimer. Parfois avec compassion et tristesse, parfois en leur reprochant leurs excès. Combien de fois ai-je ainsi entendu critiquer le « couple fusionnel » !
Mais dans la vraie vie, comment résister à ce regard implorant qui cherche désespérément la seule stabilité de son monde devenu chaotique : les yeux de mon mari, sa voix qui m’apaise, sa main qui caresse mes cheveux ? Elle a 20 ans dans sa mémoire. Elle tend ses lèvres et offre la fulgurance d’un sourire éblouissant de bonheur et de jeunesse. Alors le vieux mari usé, pour la mille et unième fois, embrasse les lèvres et dit d’une voix douce : « Tout va bien… Je suis là… »
 

« Cela va durer encore longtemps ? »

Des choix dramatiques deviennent parfois inévitables car il n’est plus exceptionnel aujourd’hui de trouver des couples où l’un est atteint de la maladie d’Alzheimer, l’autre d’un cancer, ou les deux d’une maladie d’Alzheimer.
Combien de fois ai-je entendu cette question dans un souffle honteux d’une fille épuisée de tout devoir concilier : « Cela va durer encore longtemps? ». Combien de fois l’ai-je pensé moi-même, il y a près de 30 ans, devant le corps de ma maman, tordu par les étranges rétractions de ses membres, alors que je quittais mon père lui aussi en fin de vie dans un autre hôpital, des suites d’un cancer…
La famille est-elle encore capable dans ces situations, de prendre des décisions dans le seul intérêt de chacun de ses aimés ? Les histoires familiales toujours complexes, sont exacerbées lorsque la fin de vie devient d’une proximité incontournable. Selon quels critères seront hiérarchisées les mots des uns et des autres dans cette maladie qui se refuse au progrès médical, qui se refuse à l’amour et au dévouement des proches, et progresse toujours inexorablement ? Que ferons-nous peser sur eux pour le restant de leur vie, si ces enfants devenaient parties prenantes d’une décision de sédation profonde irréversible, voire même d’euthanasie ? Quelles haines irréversibles et transmissibles de générations en générations se construiraient ainsi au sein de ces fratries dans le climat d’extrêmes turbulences où s’inscrivent ces fins de vie particulières ?