Journée mondiale Alzheimer 2016 : « Des vulnérabilités partagées »

"Alors, au-delà des vulnérabilités spécifiques de ces maladies neuro évolutives de type Alzheimer, celles qui touchent les personnes atteintes directement et celles qui touchent les intimes par un partage de la vie de chaque jour, il conviendrait peut-être de s’interroger sur ces mêmes « partages » des vulnérabilités pour notre société française toute entière."

Publié le : 07 Septembre 2016

Le 21 septembre prochain, Journée mondiale Alzheimer, se tiendra le colloque Alzheimer, des vulnérabilités partagées, organisé par l'Espace éthique/Maladies neurodégénératives au Ministère de la Santé. Programme et inscription.

Vulnérabilités cumulées

La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées sont à juste titre évoquées comme un paradigme de toutes les vulnérabilités cumulées, s’aggravant inéluctablement vers des pertes de certaines capacités : vulnérabilités affectives, décisionnelles, financières, physiques. Il est toutefois rarement évoqué leur pouvoir « contaminant » de transmettre ces mêmes vulnérabilités aux proches, les intimes qui partagent la vie quotidienne.
Nos associations France Alzheimer le vivent dans toutes leurs actions menées auprès de ces proches aidants. Comme leur conjoint ou leur parent malade qui ne sait vivre qu’au présent, ces familles sont également confrontées à cette même incapacité de se projeter dans l’avenir comme si leur pensée ne pouvait plus que concevoir l’immédiateté.  S’inscrire à l’avance à une activité conviviale ou à une formation des aidants organisée par leur association locale devient impossible, ce qui les conduit à ne plus prendre que des décisions de dernière minute, sous l’impulsion d’une opportunité immédiate, exactement comme le font les personnes malades elles-mêmes… Répondre à l’invitation à déjeuner d’un enfant, organiser des vacances, prévoir une promenade, tout est soumis à tant d’aléas de dernière minute qu’ils ne peuvent même plus en concevoir la possibilité. Leur cerveau dysfonctionne dans ses raisonnements, comme celui des personnes malades !
Les accueils de jour sont aussi confrontés à cette même vulnérabilité décisionnelle, organisationnelle des proches, qui n’arrivent plus à se projeter dans un avenir possible autre que de toute manière effrayant, les condamnant au non choix et à l’impuissance. Parce que la veille au soir la personne malade a été hospitalisée, parce que le matin même elle a refusé de se lever… ou parce que l’aidant n’a pas réussi lui-même à trouver l’énergie pour concrétiser le projet prévu, la vulnérabilité décisionnelle et l’incapacité à se projeter dans un avenir même à court terme deviennent des déterminantes des proches autant que des malades. Ces fluctuations dans la concrétisation d’actions financées par les pouvoirs publics sont d’ailleurs extrêmement difficiles à faire comprendre aux financeurs comme faisant partie intégrante des conséquences de la maladie et de ses dégâts collatéraux.
La vulnérabilité affective des personnes malades « contamine » tout autant les proches : un mot, un geste, un oubli, une maladresse, ou au contraire la tendre attention d’un enfant, d’une belle fille, d’un petit fils, d’une voisine, vont déclencher chez le proche aidant les mêmes réactions exacerbées de plaisir ou de colère, de susceptibilité ou de mauvaise foi, de rires ou de larmes !  Cette même vulnérabilité affective va amener certains conjoints, à recourir à une méthode bien souvent utilisée pour s’éviter des conflits affectivement insupportables : c’est toujours le dernier qui a parlé qui a raison, donnant ainsi croire à chacun qu’il est « le plus écouté », favorisant alors, sans le vouloir, de nombreux conflits familiaux  au sein des fratries.
Toujours dans la même logique de « contamination », on peut retrouver ainsi chez les intimes la même vulnérabilité financière que chez les personnes malades. Non pas parce que les proches comptent en anciens francs comme les personnes désorientées dans le temps, mais par une forme d’épuisement du raisonnement, un amoindrissement de leurs moyens de défense, face parfois aux chantages affectifs dont ils peuvent être victimes – et pas seulement par des membres de la famille –  mais aussi face aux moyens modernes de pression des escrocs divers qui fleurissent actuellement.
Il suffit aussi qu’un évènement inquiétant survienne tel qu’une hospitalisation de leur proche malade pour que toute leurs capacités décisionnelles se retrouvent littéralement paralysées par l’angoisse : les silences trop fréquents des médecins aux questions posées, les discours discordants des différents intervenants soignants, l’effondrement d’un équilibre tant bien que mal conquis à la maison, tant en raison des problèmes de santé ayant justifié l’hospitalisation que par l’inadaptation des hôpitaux. Autant de raisons qui vont alors priver le proche intime de ses capacités de comprendre, de décider, de prévoir, de s’organiser, de réagir, autant de conséquences parfaitement comparables à celles d’une personne atteinte d’une maladie de type Alzheimer.
 

Ces intimes d’une guérilla d’usure

Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre un conjoint s’interroger à haute voix : « Il y a des moments où je me demande si je ne suis pas atteint moi-même… » C’est aussi ce qu’ils expriment dans la dernière partie d’une étrange vie commune, « séparée de corps », le conjoint malade se trouvant hébergé en institution d’accueil, l’autre, l’épouse, le mari, rentrant chaque soir après sa visite dans une maison ou un appartement déserté de toute vie. Ce que les psychologues appellent « le deuil blanc » n’est rien d’autre qu’un vrai deuil tout aussi bouleversant et ravageur, figeant l’endeuillé dans une multitude d’incapacités, muet devant trop d’adversités à surmonter.
Alors, au-delà des vulnérabilités spécifiques de ces maladies neuro évolutives de type Alzheimer, celles qui touchent les personnes atteintes directement et celles qui touchent les intimes par un partage de la vie de chaque jour, il conviendrait peut-être de s’interroger sur ces mêmes « partages » des vulnérabilités pour notre société française toute entière. Les mêmes « contaminations » peuvent ainsi s’observer par extension. Notre société semble se refuser à nommer les choses, ce qui lui évite d’en prendre les conséquences à bras le corps.
En Angleterre, par contre, des groupes de pairs de personnes malades s’apportent une compréhension, un soutien mutuel, qui semblent leur être très profitable… Mais eux-mêmes utilisent le mot « démence », sans faux semblant, sans périphrase tarabiscotée pour exprimer l’authenticité des conséquences de leur maladie. L’aéroport International de Heathrow à Londres, a mis en place un programme de formation de ses salariés (76 000 personnes), en partenariat avec la Société Alzheimer Britannique, pour mieux accueillir et accompagner les « personnes démentes » qui voyagent. Les belges ont promu les « villes amies des déments », les commerçants « amis des déments ».
En France, nous continuons à faire perdurer dans le vocabulaire utilisé par les médecins, les médias, les politiques, les proches aidants eux-mêmes, la tenace confusion entre vieillissement et maladie, entre « les personnes âgées » et « les personnes malades, par ailleurs âgées », dans une fuite intellectuelle partagée de la douloureuse réalité. Organiser l’accompagnement quotidien et les soins d’une personne, âgée ou non, souffrant d’une pathologie chronique physique, n’a rien à voir avec la même nécessité pour une personne, âgée ou non, souffrant d’une pathologie chronique démentielle.
La transformation du dernier « A de Alzheimer » de l’acronyme MAIA en un « A de âge » est un des tout dernier avatar du mensonge sociétal, avec l’évolution du « Plan Alzheimer » en un « Plan maladies neuro-dégénératives » alors même que certaines de ces maladies ne sont pas « démentielles ».
Et lorsque les effets de la « démence » atteignent, dans la vie quotidienne et bien plus rapidement que ne le prétendent les médecins, un certain nombre des capacités à vivre seul de façon autonome, les proches aidants, ces intimes d’une guérilla d’usure, partagent trop bien les conséquences de ces démences que notre bienpensante société n’a pas voulu nommer.
Les vulnérabilités ne sont pas « partagées » comme on peut partager un gâteau, chacun prenant sa part !
Les maladies qui en sont à l’origine, contaminent et se propagent peu à peu, par cercles concentriques qui se répandent comme les ondes d’une pierre lancée à la surface d’une eau tranquille, d’abord aux intimes, puis aux relations familiales, amicales, professionnelles, puis aux professionnels médicaux et soignants, puis aux décisionnaires et financeurs, enfin aux politiques, aux médias, et à l’ensemble de notre société.
Les vulnérabilités doivent d’abord être nommées, connues et surtout reconnues, pour pouvoir espérer un tant soit peu une certaine « redistribution » des moyens de les compenser, de les contenir à un niveau aussi supportable que possible. Mensonges et périphrases ne peuvent contribuer à cette transformation, pas plus d’ailleurs que la cruauté brutale de certains mots. La recherche systématique du « sens partagé des mots » devrait être le premier enjeu de toute réflexion collégiale d’une équipe soignante, depuis le diagnostic jusqu’à la fin de la vie, dans laquelle les proches intimes ne peuvent qu’être intégrés. Les maladies chroniques neuro évolutives vers une démence ne peuvent à ce jour être guéries et ne le seront pas probablement avant de nombreuses années. Leurs conséquences se propagent à tous les niveaux de notre société, depuis la société familiale, jusqu’à l’État avec ses arbitrages financiers. Et il serait temps de renoncer aux mensonges d’un vocabulaire médical inadapté qui oscille entre la brutalité d’une annonce sans perspective d’avenir et la minimisation systématique des conséquences, entretenant les proches dans un déséquilibre permanent entre les mots et les faits vécus et cela jusqu’aux stades les plus évolués de la maladie, jusqu’à ce que la mort s’annonce.
La maladie neuro-évolutive démentielle fait partie de ces maladies qui entrainent non seulement une diminution de l’espérance de vie, mais aussi une rétraction des capacités à mener sa vie « comme avant ». Rien ne sera jamais plus comme avant ni pour la personne malade ni pour ses intimes. Les professionnels du soin doivent être là pour les aider à vivre pleinement cette nouvelle vie, non plus idéalisée mais réaliste et réalisable, évolutive comme l’est la maladie elle-même, transformant inéluctablement les vulnérabilités multiples en pertes...