Le tragique de l’indécidable
"Comment consentir à une décision qu’on n’a pas vu venir, qui vient d’ailleurs, quand on n’est plus soi-même, que la compréhension, le discours, la faculté de se projeter sont altérés ? Comment, dans notre société qui érige en valeur culte le principe d’autonomie, exiger, quand celle-ci décline, une réflexion, une délibération et un accord, même tacite, à un projet qui n’a jamais pu être pensé ? Faut-il continuer à rechercher ce consentement ? Faut-il y préférer un assentiment plus tacite et passif ou un choix éclairé ?"
Publié le : 28 Juillet 2014
Le pendule de l’indécidable
« À vous je veux bien le dire — dit Ginette 85 ans —, c’est moi qui décide, alors avant j’ai réfléchi, j’irais jamais en maison de retraite, c’est pas moi qui veux, c’est mes enfants, alors que c’est moi qui décide non ?… Je veux pas et je sais qu’il faut… alors faites ce que vous voulez mais ne me demandez pas mon avis… ça remue trop là dedans... »
Tout est dit des apories de la décision, de cette valse à quatre temps : on m’informe, je m’oppose, je réfléchi, je continu de dire non, mais au fond de moi je sais que ce « sans choix » pour mon futur chez moi il faudra l’accepter. Mais qu’on choisisse pour moi… « Je pèse » le pour, le contre, puis je tranche, le fléau de la balance du doute pèse en un agir de mes délibérations.
Eugénie 92 ans, veuve depuis 7 ans, a été retrouvée gisant sur le sol froid de sa cuisine par sa fille inquiète de ne pas la voir ; cette fois elle ne pourra plus rentrer « chez elle » :
« – Ici je ne suis pas chez moi, je veux renter chez nous.
– Mais non maman, tu es juste là en visite, tu ne reste pas, on ne va pas t’abandonner, on t’a promis, c’est juste une visite ! »
Régine vient de rentrer dans un contexte d’urgence : trouvée pieds nus, en chemise de nuit errante dans la rue en bas de chez elle, cherchant l’école pour donner le goûter à son petit garçon Marcel. Mais, prévenu, Marcel ne veut pas s’occuper de sa vieille mère démente.
Ginette, Eugénie et Régine ne pourront rentrer chez elles. Nous le savons, mais pas elles. Qui alors va décider ?
Quand on ne peut ni ne peut — « je ne peux te garder à la maison, mais je ne peux me décider à te placer » —, on se situe dans le tragique de l’indécidable. Qui décide alors et pour qui, quand l’autonomie est blessée par les vulnérabilités cumulées ?
Cette décision est intimement liée à la notion d’information, de délibération et de consentement.
Consentir ou assentir ?
Mais comment consentir à une décision qu’on n’a pas vu venir, qui vient d’ailleurs, quand on n’est plus soi-même, que la compréhension, le discours, la faculté de se projeter sont altérés ?
Comment, dans notre société qui érige en valeur culte le principe d’autonomie, exiger, quand celle-ci décline, une réflexion, une délibération et un accord, même tacite, à un projet qui n’a jamais pu être pensé ? Faut-il continuer à rechercher ce consentement ? Faut-il y préférer un assentiment plus tacite et passif ou un choix éclairé ?
Le terme de consentement, au sens de l’expression d’une autonomie complète, est sans doute inapproprié dans le contexte de cette maladie. Ce qui serait alors à rechercher, ne serait-ce pas un assentiment profond, un accord de participation fondé sur une compréhension parfois incomplète, ou par des signes marquant une confiance. Le consentement, voulu et mutuel, implique avec la maladie d’Alzheimer une asymétrie, une dissymétrie : d’un côté, un choix consensuel, une décision partagée, une liberté de dire non, de l’autre, des décisions unilatérales, un refus impossible.
Du tragique à l’altérité
Une situation est tragique au sens où elle semble dominée par un aspect inexorable avec mise en conflit de valeurs et de devoirs incompatibles entre eux, comme celui de soigner et de respecter la parole du patient.
Être chacun par l’autre, grâce aux autres, nécessite pour le patient Alzheimer de le réinscrire dans son histoire. Eliane, 95 ans, déambule fiévreuse à la recherche de son mari « il va avoir froid, il n’a pas pris son paletot ce matin, alors je l’attend, au bout de la rue… Ici c’est pas chez nous, mais avec René on ira pas ailleurs… » René est décédé il y a 5 mois et Eliane ne veut pas quitter le service où son mari est mort, elle le sait, elle le sent.
La responsabilité du soignant rejoint celle du philosophe : elle est responsabilité « sans réciprocité ». Désormais, « la dignité n’est plus l’autonomie d’un sujet libre et tout puissant, mais se love au contraire au cœur de l’autonomie brisée » (1). Pour Corinne Pelluchon « l’humanité de l’homme ne dépend pas de la faculté de raisonner, mais elle est donnée par l’autre ».
On comprend que la délibération et la décision médicale puissent revêtir un caractère tragique car, d’un côté, elles confrontent les équipes médicales au monde de la contingence et, de l’autre, à celui de la nécessité. Dans ce nécessaire accompagnement de l’information à la délibération et la décision partagée, déployons une éthique de la phronesis. Tachons de nous transformer en « homme prudent » mais aussi en « homme léger » (2) dans ce balancement d’être à l’autre, dans ce pas de deux, dans cette danse entre doute et joie.
Notes
(1) Corinne Pelluchon, L’Autonomie brisée, Paris, PUF, 2009.
(2) Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Poche, 1972.
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