Que dire à la personne malade, à son entourage ? Comment lui parler sans effraction ? Comment trouver une parole qui resitue, redonne un repère, une parole suffisamment familière, dans cet exil identitaire ? Comment lui donner une information saisissable, c’est-à-dire qui ait une forme représentable pour elle ?
Publié le : 11 Octobre 2013
Madame G entre en clinique psychiatrique pour un syndrome dépressif majeur. Elle s’alimente mal, reste prostrée, presque mutique, tant elle est triste selon son entourage. Le médecin de famille et l’entourage craignant un acting suicidaire, l’indication d’hospitalisation est posée. Très vite, l’épisode dépressif est attribué à ce passage si particulier et si souvent vécu sous le sceau du deuil, de la vie active à la retraite et tout aussi rapidement Mme G se fait oublier : on dirait qu’elle est absente ou qu’elle attend quelque chose, elle commence à faire partie de l’institution, on ne s’interroge plus, on suit le cours du processus des soins qui s’attend à l’atténuation du tableau dépressif. Pourtant, rien ne bouge et nous ne parvenons pas à « rencontrer » vraiment cette patiente. Un sentiment d’impuissance que contient mal un apparent désintérêt s’installe dans l’équipe, jusqu’au jour où Mme G part pour un examen somatique à l’extérieur, dans un hôpital, selon les habitudes du service quant aux modalités d’accompagnement. Mais, entre la salle d’examen et l’accueil où la personne chargée de la ramener à la clinique l’attend, Mme G disparait. Notre équipe s’inquiète alors au-delà du degré habituel d’inquiétude, comme si elle saisissait la singularité et l’étrangeté de cette situation au regard de ses pratiques quotidiennes ; un cas hors de l’ordinaire, au-delà de ce que sont les multiples expressions bien connues des patients en psychiatrie. Les services de police sont prévenus comme il se doit. Néanmoins, il y a comme une nécessité et une urgence qui planent dans l’institution, tant et si bien que direction et équipe de soin vont sortir des murs de l’institution à la recherche de la patiente… dans le département !
Dans ce climat d’urgence, quelque chose commence à faire sens et un questionnement dynamique et nouveau apparaît : comment Mme G a-t-elle pu se perdre alors que sa disparition ne ressemble pas à une fugue ou aux modes habituels des passages à l’acte suicidaires que l’on rencontre en psychiatrie ? Pourquoi se fait-elle oublier si souvent ? Pourquoi est-elle si souvent assise avec son sac à main, comme si elle était absente ou qu’elle attendait quelque chose ? Et au fond, est-elle triste ou plutôt désorientée pour se perdre de la sorte et ne pas être au rendez-vous où elle était attendue ?
En réalité, elle était à la fois l’un et l’autre, et n’était effectivement pas là où elle était attendue dans la tête des soignants et dans la représentation construite que l’équipe avait d’elle… Nous l’apprendrons dans l’après coup.
De ce questionnement dynamique naissait rapidement la conviction dans l’esprit des équipes que nous pouvions la retrouver dans un lieu repérant, comme une gare, une place centrale, une mairie : Mme G nous « attendait » effectivement depuis une dizaine d’heures sur la place de la mairie, déshydratée, son sac à main sur les genoux, regardant fixement l’horloge. En nous voyant nous approcher, elle nous dira, « ah vous êtes les personnes de la grande maison où je suis en ce moment… Je ne sais plus où j’en suis ».
Le médecin psychiatre demandera bien entendu un bilan complet, afin de rechercher d’éventuels troubles cognitifs et un processus de démentification en cours. Il conclura aux prémisses d’un syndrome démentiel, sans doute d’ailleurs à l’origine de l’état dépressif que traversait la patiente.
Il n’est pas rare que les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer (ou syndromes apparentés) aient connu un épisode dépressif nécessitant une hospitalisation en psychiatrie dans les premiers temps de la maladie, quand les manifestations sont encore discrètes, mais constituent pourtant déjà autant de pertes endeuillantes pour la personne, sans qu’elle puisse même le formuler d’emblée. Ainsi avons-nous tout intérêt à favoriser des échanges au-delà des spécialités, dans la mesure où cela élargit le champ des possibles et intensifie l’acuité de l’écoute clinique. Nous y reviendrons par la suite.
Alors quoi dire à cette femme, à son entourage ? Comment lui parler sans effraction ? Comment trouver une parole qui resitue, redonne un repère, une parole suffisamment familière, dans cet exil identitaire ? Comment lui donner une information saisissable, c’est-à-dire qui ait une forme représentable pour elle ?
L’acquiescement comme rencontre de deux volontés
La loi du 4 mars 2002 relative aux droits du malade et à la qualité du système de santé consacre le droit à l’information dont doivent bénéficier les patients dans le monde de la santé. La question n’est donc pas de savoir ici, si nous donnons ou non l’information, les dispositifs légaux offrant largement les réponses. La question qui se pose pour le praticien est surtout de savoir comment il peut être adapté de la délivrer. L’information donnée peut être en effet désorganisante et constituer une véritable effraction alors que l’on souhaitait l’effet contraire, à savoir : informer pour donner tous les éléments afin d’éclairer la personne et son entourage sur une situation qu’elle traverse, souvent sans la comprendre et sans savoir comment y faire face, parfois aussi en espérant que cela redonne des repères connus dans l’étrangeté de la maladie.
La maladie et l’état de vulnérabilité consécutif sont déjà une effraction en soi, souvent vécus comme une rupture dans le processus de vie d’une personne. Effraction donc parce que les capacités de liaison de l’appareil psychique sont débordées, lequel se retrouve alors en état de sidération, d’effroi, de grande détresse et ne peut reprendre le cours de son processus… De la brèche à l’invasion débordante, de l’effraction du pare-excitation à sa mise hors-circuit, lorsque la psyché est ‘effractée’, ‘désunifiée’, ‘désintriquée’, déliée, comment les professionnels du soin trouvent-ils les mots justes pour ne pas majorer la blessure, mais accompagner la reprise du cours de histoire, après l’arrêt brutal qu’impose souvent l’entrée dans la maladie ?
Il s’agit en effet le plus souvent de trouver les mots justes, ceux qui touchent, ceux qui sont harmonieux avec le ton général, utiliser des représentations correspondant à la coloration du monde interne de notre interlocuteur, du moins ce qu’il nous laisse en percevoir. Il s’agit de respecter le sujet, là où il en est, et de trouver le meilleur accordage temporel. Le psychologue peut aussi rester dans une posture interrogative qui laisse une place à l’autre et à ce qu’il ressent, une réponse possible à notre perception des choses. Une information qui ne soit pas seulement descendante, mais qui œuvre à l’instauration d’un dialogue, indispensable à l’élaboration en commun et à la mise en œuvre des projets de vie et de soin.
C’est pourquoi, cette question de l’information donnée au patient souffrant d’une démence type Alzheimer, prend tout son sens là où la Loi exige le recueil du consentement dit « libre et éclairé » du patient. La complexité à le recueillir est indéniable chez des personnes en état de vulnérabilité, pour qui la désorganisation est telle qu’elle peut faire douter de leur capacité à consentir de manière éclairée. Disons tout d’abord, qu’emprunter la voie de l’explication formelle, ne nous paraît pas toujours porteur et utile. En effet, son caractère intellectuel visant l’éclaircissement d’un état, des mesures de soins, des dispositions à prendre et ayant vocation à offrir à la personne la possibilité d’exprimer une quelconque volonté d’y adhérer, nous semble être un leurre. Seul l’acquiescement s’entend comme la rencontre de deux volontés. Le consentement est d’une autre nature : il ne résulte pas de l’expression de volontés communes mais bien de sentiments communs. Con-sentir signifierait donc sentir avec. Lorsqu’un psychologue met en place un suivi avec une personne et qu’il lui faut recueillir son consentement, il s’agirait alors de « faire sentir » à la personne, et non de lui expliquer formellement, ce qu’implique de parler à un thérapeute dans le but de trouver ce que nous pourrions appeler son con-sentiment.
Informer la personne du diagnostic de maladie d’Alzheimer consiste aussi, au-delà des considérations sur le consentement, non seulement à lui faire part de ses divers troubles et incapacités dans un langage saisissable par elle, mais également du potentiel à exploiter, à développer et de ses capacités restantes.
C’est dire si le processus d’information nécessite, outre tact et mesure, un travail de réflexion sans lequel il peut devenir une véritable violence faite à la personne. Une violence encore comme lorsque nous manquons de recul et de distance. Or, la véritable connaissance de la personne et de la singularité de la situation nécessite du temps. Une violence enfin lorsque nous nous précipitons à des conclusions, sans le recours au collectif ayant fonction de tiers, à la confrontation des différents points de vue.
Le cas de Mme G., peut inspirer plusieurs réflexions ; certaines d’entre elles ont été le point de départ, il y a 7 ans, de la création d’un groupe de travail réunissant des psychologues issus de diverses extractions cliniques, tant l’ouverture vers la transdisciplinarité dans nos pratiques est féconde lorsque l’on pense l’éthique humaniste dans les pratiques institutionnelles. En 2004, un Collège des Psychologues est ainsi créé au sein du Groupe OrpÉa - ClinÉa, à l’initiative de la psychiatrie, dans l’idée de nourrir une transversalité entre les trois métiers de ses institutions de soins : la gériatrie, le soin de suite et la psychiatrie. Il constitue aujourd’hui un espace pour penser à distance de la pratique quotidienne et regroupe aujourd’hui près de 120 professionnels. Surtout, il évolue dans l’esprit de cette transdisciplinarité, gage d’une diversité féconde, parce qu’elle pousse le praticien psychologue à rester sensibilisé à des pratiques cliniques dans des champs divers, à rester curieux, loin du dogmatisme, de la pensée unique, ou de toute forme de pensée suggestive ou aliénante pour la personne vulnérable accueillie et hébergée dans nos institutions. Cet espace de travail, par la diversité qu’il permet et le dialogue implicite qu’il instaure au-delà des postures « spécialistes », nourrit une réflexion vivante, maintenant une saine conflictualité et un esprit critique chez ses participants.
Les temps de travail de ce Collège sont des moments où sont approfondies différentes questions qui traversent nos pratiques de psychologues en institution, qui relèvent de l’éthique pratique et que la déontologie professionnelle ne parvient à résoudre seule. Les professionnels sont souvent désireux de pouvoir échanger à distance avec d’autres praticiens lorsque, face à une situation clinique singulière, plusieurs voies apparaissent possibles sans que la seule déontologie puisse arbitrer le conflit. Quand différentes notions déontologiques entrent en résonnance, c’est la réflexion éthique qui permettra la prise de position du psychologue, c’est-à-dire « une prise de position du sujet sur ce qui lui parait le plus juste sans jugement en bien ou en mal » (Samacher, 1998, p.39), une position psychique guidée par la justesse.
Quels que soient les thèmes de travail et les questions qui se posent, nous tentons de garder le cap sur un objectif principal, à savoir que nos pratiques soient, outre les aspects plus « techniques » (savoirs spécifiques, méthodes), au plus proche de l’essence même de notre profession qui se trouve également être un des fondements de l’éthique moderne: entendre, respecter et comprendre la personne dans sa singularité et dans son intégrité.
Dans le cas de Mme G, respecter son intégrité c’est comme nous l’avons vu, penser les modalités de l’information donnée, mais c’est aussi œuvrer à une vision globale et unifiante. L’épisode où elle se perd peut être bien entendu compris sous l’angle des troubles et des déficits. C’est d’ailleurs cette voie qui s’est ouverte dans la prise en soin de cette personne après cet épisode. Néanmoins, cela ne nous dispense pas de chercher le sens que peut revêtir un tel évènement : y a-t-il un lien avec l’histoire de cette personne, mais aussi avec les derniers évènements vécus à la clinique ? Les équipes pensent intuitivement à un lieu symbolique comme destination ou un lieu de refuge, de repère, un lieu… de rendez-vous. Quel sens donner à ce « lieu de rendez-vous » et cette attente devant l’horloge ? Qui souhaitait-elle retrouver ? Quelqu’un qui la re-connaisse ? Une personne attendue et connue ? Elle nous dit en tout cas combien cette nouvelle temporalité dans laquelle on ne se retrouve plus et que l’on ne maitrise plus, la mobilise voire la terrorise ?
Les répercussions de la maladie d’Alzheimer sont repérables à travers les différents symptômes et troubles du comportement qui s’évaluent et qui signent les ultimes efforts du sujet pour lutter contre la perte identitaire. Prendre le temps d’aller à la rencontre de la personne, comprendre avec elle les processus qui sous-tendent sa souffrance, l’accompagner dans la mise en sens et en mots de son vécu, sont les préambules à toute information donnée et à l’instauration d’un projet de soin indiqué et pertinent. Dans le cas de Mme G., il aura fallu plusieurs hospitalisations, avant que soit audible et acceptable pour elle et sa famille l’entrée en EHPAD. Nous avons donc accompagné cet espace/temps intermédiaire en adaptant le projet de soin à ses troubles.
Par ailleurs, il nous appartient en tant que psychologues de veiller dans nos actes messagers, auprès des patients et de leur entourage, à toujours préserver l’intégrité et la singularité des personnes et de leur histoire, en favorisant une approche globale et unifiante, là où déliaison et ‘désunification’, règnent en maitre sur la psyché, en s’appuyant sur le travail à plusieurs: quand chacun des protagonistes est tout à la fois partenaire et tiers pour l’autre.