"Sophie, longtemps femme et mère active au foyer, au sein d’une grande famille aux liens proches, s’est trouvée engloutie par la mort de son marri et sa propre maladie, malgré l’attention tendre de ses enfants. En femme combattante, on ne se plaint pas dans cette conversation où les mots, les pensées échappent, les hallucinations visuelles sont proches."
Publié le : 26 Septembre 2014
Exister en société, des activités et des projets préservés : de quels challenges s’agit-il sur le fond pour la personne vulnérable, sa famille, les accompagnants ? S’agit-il d’un défi concret et « réaliste » en termes de champ d’action et d’activités dans le domaine de référence de la personne, alors que les symptômes au premier plan font douter de sa pertinence ? S’agit-il d’un défi plus existentiel de protection de la pulsion de vie elle-même, la présence au monde, la faculté d’agir de la personne dans sa signifiance somatopsychique et son corps social d’appartenance ? S’agit-il d’un défi éthique pour la société, préserver l’existence et les activités colorées de « l’être unique de toujours », en dépit des formes de la maladie ?
Si la maladie survient alors que la personne est en activité professionnelle, elle perd souvent son poste, sans véritable proposition de reclassement professionnel, de reconnaissance de travailleur handicapé, de préservation d’un domaine de compétences. Qui devient-elle pour l’institution ? Non plus une personne, mais l’écran conceptuel du nom de la maladie et ses représentations culturelles, dans le bizarre, l’évitement, voire la négation de présence. Pendant quelques années après le diagnostic, Patrick, longtemps cadre méritant de sa grande entreprise, a continué pourtant à se lever chaque matin pour aller « travailler », dans une activité de logistique, poste d’exécution, sous la protection de quelques-uns. Mais il était poursuivi et questionné sur son efficacité et son manque d’avenir. Le médecin du travail et le consultant neuropsychiatrique contribuaient à négocier avec le milieu de travail une poursuite temporaire de l’activité. Les conversations thérapeutiques rejoignaient « l’être unique de toujours », blessé sans toujours savoir à quel point, certes par les symptômes cognitifs et sa moindre réussite, mais surtout les regards déformants des collègues ou des administratifs, dans la honte et le sentiment nouveau d’isolement social. Mais le portage thérapeutique proche du travail favorisait une reconnaissance du mouvement naturel de vie, une cohérence de l’agir, de continuité de sens à ce milieu de travail depuis toujours, dans son histoire réelle et fantasmatique, aussi dans et pour sa famille.
Si la maladie est à un stade plus avancé, entravant l’échange conversationnel par exemple, l’existence en société, les activités, les projets sont plus difficiles à préserver en milieu familial, et aussi institutionnel. Quels fruits en attendre ? La personne si vulnérable peut-elle réussir certaines activités ? Le mystère de sa vie neuropsychique, de sa souffrance et de ses manières d’y faire face, reste grand. Mais la pulsion de vie somatopsychique signifiante et singulière de la personne continue. Elle s’active et décharge selon ses besoins internes et externes et ses désirs, à préserver au gré des rencontres, de l’accueil de l’inattendu, véritables mouvements de vie. Sophie, longtemps femme et mère active au foyer, au sein d’une grande famille aux liens proches, s’est trouvée engloutie par la mort de son marri et sa propre maladie, malgré l’attention tendre de ses enfants. En femme combattante, on ne se plaint pas dans cette conversation où les mots, les pensées échappent, les hallucinations visuelles sont proches. On fait face, même si on sursaute au moindre changement perceptif. La posture sur la chaise, le regard vers le lointain et le dedans, la voix plus basse et les interjections plus courtes, tout est signifiant du combat de Sophie. Pourtant, elle est bien là, avec sa fille. Et de lointaine dans un trop de pensées quelque part, l’enveloppe, le rythme, le trouvé-créé de la présence mutuelle lui feront renouer l’accordage du regard, l’à propos signifiant dans les mimiques et les quelques mots, la joie retrouvée et partagée d’être approuvée d’exister, dans la conversation presque ordinaire, par signes, par le bienfait de la couture métaphorique, de la vraie couturière d’antan et des rencontres familiales de toujours. La paix revient, le sourire et la présence de toujours sont inouïs. Tout le monde est rassuré.
Oui, il s’agit bien d’un défi éthique que celui de co-construire, patients, familles, accompagnants, des activités de vie signifiantes et créatives, malgré et avec les obstacles de la souffrance et des limites de la rencontre, les colères de l’impuissance et l’épuisement de chacun, dans l’espoir d’un surplus de vie à partager.