"Dans la confrontation avec la maladie d’Alzheimer le problème du sens prend une dimension ontologique, vitale. Pour le mari qui ne comprend ni où il se trouve, ni pourquoi il est là avec sa valise. Pour l’épouse épuisée, prise dans des conflits de loyauté et qui ne comprend pas pourquoi son mari n’a plus figure humaine. "
Publié le : 18 Décembre 2015
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
« Ça n’a pas de sens ce que vous faites, il ne me reconnait même pas, comment voulez-vous qu’il vous réponde, ce n’est plus lui, ce n’est plus un être humain, il me fait peur, il crie, il voit des personnages dans le salon et déambule toute la nuit. Je suis épuisée… Je ne reviendrai plus… Et en plus ce matin il m’a mis en dehors de notre lit parce qu’il ne me reconnaissait plus… ».
Ce qui n’a pas de sens pour cette épouse anéantie c’est que je m’accroupisse en accrochant le regard de son mari et en lui tenant la main pour essayer d’entrer en contact avec lui, être près mais pas trop, comprendre ce qui le met en colère et lui fait peur, ses rejets, ses incompréhensions et ses chagrins.
La scène est fréquente et tragique car derrière l’épuisement de cette femme âgée, il y a toute la douleur d’abandonner son mari qui, depuis 60 ans était si fort, lui qui avait bâti leur maison, qui l’avait aidée quand elle était tombée malade, qui lui avait fait deux beaux enfants. Non, ce n’était plus lui, il n’était même pas l’ombre de lui car une ombre ressemble à son propriétaire ; il était devenu un autre, un paquet, un encombrant, un objet d’épuisement qu’il fallait déposer là, à l’hôpital lieu d’accueil de toutes les souffrances singulières.
Dans la confrontation avec la maladie d’Alzheimer le problème du sens prend une dimension ontologique, vitale. Pour le mari qui ne comprend ni où il se trouve, ni pourquoi il est là avec sa valise. Pour l’épouse épuisée, prise dans des conflits de loyauté et qui ne comprend pas pourquoi son mari n’a plus figure humaine. Pour les soignants qui se demandent comment faire avec ce patient qu’ils ne connaissent pas et qui va être « lourd » à prendre en charge. Mais cette confrontation pose aussi le problème du sens à une échelle sociétale, cette société qui ne veut pas voir sa propre fragilité et son humaine condition dans ces grands vieillards atteints de troubles cognitifs.
Comment redonner du sens quand la mémoire se délite et que l’identité narrative s’effrite. Car la maladie d’Alzheimer n’atteint pas le cerveau dans sa totalité, mais seulement certaines zones : celles au cœur de la relation entre un individu, son identité, et les autres, ses intersubjectivités ; se souvenir, communiquer, reconnaître. Plus précisément, la maladie d’Alzheimer va modifier l’être au monde des patients qui en sont atteints, altérant la mémoire, la pensée, distordant l’évidence des mots, la reconnaissance d’un visage, la compréhension des émotions. Aux stades de démence constituée : aphaso-paraxo-agnosique[1], plus rien ne viendra plus faire sens, dans ces regards vides où même la douleur morale ne se lit plus.
Toutefois, le regard porté sur le sujet dément ne saurait se confondre avec un regard porté sur un être qui serait inconscient. Si la conscience de soi est altérée, elle ne l’est pas de manière massive et laisse longtemps persister une conscience du corps ainsi que des capacités d’introspection. Cette maladie est donc un défi à la fois ontologique et éthique à relever, car, derrière le masque des déficits, derrière persona[2], le masque du dément, il y a bien une personne. Le malade ne peut être assigné à sa maladie.
C’est ainsi que le sens du soin prend forme humaine et non technologique, en révélant les pleins et les déliés des mots hésitants de l’esprit vagabondant du de-mens. Cette situation pose la question de l’irréductibilité d’une relation de soin complexe entre le soignant et le soigné, du regard au visage, du toucher au langage. Face à un corps blessé, mais vivant, qui ne se sent plus pesant et ne se sait plus pensant, face à un esprit dont la perception de l’identité se modifie, un esprit qui ne reconnait plus, qui oublie et s’oublie, l’établissement de la relation de soin implique, de la part du soignant, l’expérience radicale d’un nécessaire décentrement.
Cette maladie, ce défi, nous incite à nous déprendre d’une « éthique d’en haut », qui risque d’être idéologique et réductrice, pour promouvoir une « éthique d’en bas », qui émerge de la confrontation à des situations concrètes sur le terrain et provient des patients, des soignants eux-mêmes. L’éthique doit être ce questionnement permanent, elle doit être un temps qu’on donne à l’autre, leur donner du temps d’être au monde.
Mais aujourd’hui, ce temps n’est pas donné dans une pratique du soin qui devient contractuelle. La Loi du 4 mars 2002 réaffirme une conception louable d’un soin égalitaire, libre et éclairée, mais la maladie d’Alzheimer impose une dissymétrie, une position basse et humble qui pose problème face aux impératifs économiques imposés par la société. Nous sommes témoins, et non acteurs impuissants, de cette pensée dominante sociétale qui prône des valeurs d’autonomie, de contrat de soins et de contrat de fin de vie, pour une mort qui ne saurait être digne que si elle est médicalisée. Nous sommes confrontés quotidiennement à cette rentabilité du soin qui s’exprime dans la brutalité temporelle du dogme de la DMS (durée moyenne de séjour) la plus réduite et de la « valorisation » (au sens marchand) de l’activité (T2A). Dans cette position si inconfortable de double-bind, le soignant ne peut que difficilement opérer un renversement des valeurs du soin, donner du temps, de soi et du soin par l’oubli de soi.
La question du don est au cœur de la pratique soignante. L’acte désintéressé est surtout attaché à la sphère privée, familiale, en opposition avec la sphère publique, où prédominerait la relation rationnelle d’intérêt et de recherche de maximisation de l’intérêt personnel. Or, les soignants sont souvent à l’interface de ces deux sphères, publique et technique, pour le service rendu, privée dans tout ce qui relève de l’accompagnement, des relations interpersonnelles avec les patients et leurs proches. Il est bien difficile de trouver le juste milieu, la juste appréciation d’un geste, d’un acte de soin en gériatrie qui est souvent fait de petits riens ; trouver le juste milieu entre la compassion, le devoir et le don de soi, sans attendre de retour si ce n’est la juste valorisation de l’activité soignante.
Le regard et le visage fondent la communication et comme l’écrit Emmanuel Levinas : la manière dont se présente l’autre dépassant l’idée de l’autre en moi, nous l’appelons visage, visage où s’inscrit la douleur du néant comme sur la patiente d’Alois Alzheimer. Ce même visage qui s’éteint et se détruit dans la série des auto- portraits du peintre William Utermohlen (1933-2007) atteint par la maladie d’Alzheimer. Ce visage dont l’image spéculaire n’est plus jamais familière, mais bien plutôt inquiétante et hallucinée. Ce visage qui, pourtant, exprime jouissance et plaisir à dire encore, à créer, à peindre et à écouter une musique douce, à caresser un chat, une main, à se sentir exister.
L’anosognosie[3] n’est qu’un des aspects de la conscience de soi, des perceptions, de l’image corporelle, de l’affect de son identité, des capacités d’introspection. Je suis souvent frappée par les possibles communicationnels de nos patients, et donc leur réintégration dans le monde des humains. Eux qui, même privés de la théorie de l’esprit : de l’attribution d’intention, de la capacité de s’imaginer ce que pense autrui, d’empathie, de raisonnements, peuvent, pour peu qu’on les écoute, prendre part au monde :
« Ah enfin tu viens, je t’ai attendu toute la journée, me murmure Geneviève s’accrochant à mon bras comme une noyée à sa bouée humaine, » « oui je suis là venez nous allons nous assoir », elle trottine doucement bien calée en appui sur mon bras et une fois confortablement assise elle me dit alors ses soucis, ses enfants morts, sa vie rangée et petite oui c’est son mot, une vie petite, mais jolie dit-elle esquissant un sourire édenté mais lumineux. « Vous savez ici il n’y a que des étrangers, c’est pas chez moi alors je cherche et je vous ai trouvée. »
Le sens du soin se construit pierre par pierre en partant d’une part d’une présomption de compétence à dire, ressentir et énoncer des choix et, d’autre part, à partir une confiance ontologique préalable.
Un lieu et un juste moment pour se confier :
La confiance entre le médecin et son patient est à la fois une temporalité et une spatialité :
Car la dentelle est fragile et très solide, elle ne se détricote pas, et si Audiard « aime les fêlés car ils laissent passer la lumière », je vois dans la dentelle, dans ses trous et ses manques infimes, se dessiner progressivement une fleur, une maison, un personnage qu’on ne peut deviner au premier jet de crochet. Etre « en confiance », dans une curiosité humaine réciproque, permet le secret, permet d’aborder les limites, les confins de l’humain, les confidences, les doutes, les interrogations, les partages.
Cette notion est à la fois belle et mystérieuse, belle en ce sens qu’elle se déploie, se diffuse, qu’elle est contagieuse, et qu’elle implique l’altérité. Mystérieuse car elle se pare du non-dit, du clair-obscur et qu’elle permet la transparence. Elle est entière et donne les conditions de possibilité d’une parole singulière : « à vous je peux bien le dire, les autres vont rire ou se moquer, mais toutes les nuits j’ai des serpents dans mon lit qui me gigotent dans mon intérieur me dit jacqueline 88 ans MA[4] sévère ».
La confiance ne se décrète pas, elle se donne, d’abord timidement et pleine de préjugés, puis se construit et se renforce dans une attentive présence. Elle se co-construit et se tisse au fil des consultations, dans une dentelle fragile et solide laissant deviner entre les trous une figure humaine.
Dans la relation de confiance je n’exclue pas la possibilité du mensonge et de la trahison, mais je crois qu’elle existe en lui et qu’elle est par lui écartée et je crois, veux et souhaite qu’elle ne puisse l’être que par lui. Mon renoncement à la maîtrise, c’est-à-dire l’abandon de ma posture de médecin spécialiste de la MA, est à comprendre comme l’envers négatif et l’effet de mon approbation de l’existence d’autrui comme être libre. La confiance ne s’accorde pas à celui que l’on pense suffisamment connaître ou maîtriser, mais justement au contraire à celui en qui l’on reconnaît une souveraine autonomie même quand celle-ci est blessée pas la MA.
Et quand cette maladie évolue au point que le discernement pour soi-même ou la parole ne peuvent plus être « dignes » de confiance, le législateur a prévu que cette parole soit portée par une personne de confiance qui n’est pas nécessairement quelqu’un connu de longue date mais qui peut être quelqu’un en qui on a placé sa confiance.
Si faire confiance signifie s’en remettre à l’autre, n’en résulte-t-il pas alors nécessairement une mise en dépendance, ou même une aliénation, de celui qui fait confiance, à l’égard de celui à qui il l’accorde ?
Dans le soin, le patient trouve ces choses essentielles qui, justement, ne peuvent être que données librement par un autre : la reconnaissance, le respect, et l’amour au sens d’Agapè. De mon côté, ce n’est pas l’expression mon désir arbitraire qui s’exprime dans le soin, mais bien l’expression de ce qui, en moi, est précisément irréductible à l’ensemble de mes caractéristiques : c’est ma liberté, non ma contingence qui demande à être reconnue.
Si dans toute rencontre avec l’autre, nous projetons les peurs du mal qu’il peut nous faire, toute rencontre se fait aussi à la lumière du bien que l’autre peut apporter. Or, on ne peut rien espérer d’une rencontre teintée de défiance. La défiance est comme une insulte. C'est un a priori négatif : comment pourrait-il être démenti ? L’autre blessé dans l’image de soi, s’éloigne dans l’indifférence. C'est pour cela qu’Alain à la fin d’un de ses « Propos » affirme : « il faut donner d'abord ». Il faut d’abord donner notre confiance pour recevoir les preuves que nous avons eu raison de la donner. La confiance investit l'autre de la responsabilité de ne pas nous décevoir, elle parie sur le meilleur de l'homme.
Mais elle peut aussi se briser, se retirer, se reprendre, se trahir.
« On ne peut plus lui faire confiance docteur, elle ne fait que des bêtises, elle a laissé le gaz allumé, l’eau de la baignoire a fini par déborder et couler chez la voisine pendant qu’elle ouvrait la porte à un démarcheur auquel elle a donné ses bijoux » et la litanie des petites et grosses bêtises d’Odette 85 ans maintenue au domicile avec des aides malgré sa maladie d’Alzheimer s’égrènent au fil des angoisses rétrospectives de ses filles. Pendant ce temps Odette me sourit et dit calmement, « mais le monsieur était gentil, il était beau avec son uniforme de policier, et puis je lui ai fait confiance, moi personne ne vient me voir alors je lui ai offert du thé ».
« Vous, au moins, vous me comprenez ».
5 ans de re-connaissance mutuelle entre Odette, ses enfants et moi, ont permis la construction d’une véritable relation de confiance :
D’abord une plainte, cette fichue mémoire qui s’effiloche, puis le bilan neuropsychologique, et l’annonce d’un diagnostic de possibilité ou de probabilité de MA. Il est difficile d’expliquer une famille, ses pleins et ses déliés. Enfin, il a fallu faire confiance pour préférer tenter un maintien au domicile malgré des oublis bouleversant les actes de la vie quotidienne. Odette ne sortait plus de chez elle et acceptait les aides à domiciles de façon très fantaisiste. Le monde d’Odette est fait de peur, peur pour elle, pour nous.
Pour sortir de cet écueil qu’est la maladie d’Alzheimer, entre confiance nécessaire et perte sens, il faudrait plus d'amour dans le regard, plus de sympathie, plus de volonté de décentrement. Il faudrait accepter de porter sur soi un regard qui viendrait d'ailleurs , accepter et tâcher d'observer du point de vue de l'autre la société de l'autre et la nôtre. Les voyages, parce qu'il faut rencontrer partout « l'humaine condition », sont une des meilleures façons de vaincre la peur de l'autre.
Ecoutons ce que nous disait Yoyo, épouse de patient MA sur son blog l’année dernière :
« Mes journées sont comme la lumière de cet été où chaque jour nous perdons quelques minutes de soleil...Je navigue entre deux mondes : celui que nous connaissons tous et celui d'Alzheimer. Je m'y hasarde souvent, mais n'entre pas en Alzheimer qui veut. En fait, je suis un chercheur qui part pour un pays obscur mais mon bagage ne sert à rien. Le raisonnement, la logique, la conscience ne sont que des fardeaux.
Pour rentrer en Alzheimer, il faut les laisser au seuil de la porte. Passé le seuil, c'est un monde étrange qui s'offre au regard, un monde où les mots ne veulent plus rien dire. Tout se transforme dans l'esprit ; ainsi un robinet peut devenir une fleur. La vue d'une chaise peut effrayer. Plus rien n'a de sens, on est près du vertige. C'est un monde bâti sur la destruction des choses. Mon mari qui habite cet univers-là me surprend toujours. Il dit bonjour à des gens qui n'existent pas, ou qu'il est le seul à voir. Il peut partir sans prévenir, sans but apparent, comme si quelque chose d'urgent l'attendait. Et il me laisse là, à essayer de comprendre. Comprendre quoi ? Le monde de la folie est comme celui des larmes, c'est un monde étrange où on peut se perdre. Et pourtant j'aimerai tant m'y perdre avec lui. A bien y réfléchir, en effet les robinets ne servent à rien ; autant les appeler des fleurs... Je veux moi aussi sourire à des êtres transparents que je serai seule à voir...Mon cerveau vacille… C'est un endroit dangereux… je cherche la porte de sortie. J'y retrouve là, posé au seuil de la porte, mon bon sens, ma logique. Je respire enfin, et pourtant je n'ai qu'une hâte ; c'est repartir dans ce monde bâti sur l'irrationnel et la folie des hommes ».
Ces malades nous ressemblent et font partie de l’humanité, parce que la vulnérabilité de l’autre nous renvoie à notre propre vulnérabilité, à la potentialité que nous avons aussi d’être diminué, fragilisé et de mourir.
Voici quelques viatiques pour vaincre nos peurs, celles des patients, celles de leurs aidants, celles de la société :
Dans mon baluchon ontologique pour traverser le désert d’indifférence ou de peurs j’emporterais à la manière d’un Giono dans son dernier écrit de certains parfums, 3 petites pépites qui me guiderons : de la confiance, de la confiance, de la confiance :
Suffisamment de confiance en moi pour en donner sans réserve à ceux, proches et patients que la maladie touche et aussi de la confiance en nous, citoyens du monde, afin que notre regard sociétal s’emplisse de confiance et tourne le dos à la méfiance ou la défiance.
Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.