"Le concept même de responsabilité scientifique semble équivoque au moment où les capacités d’intervention sur le vivant sont susceptibles d’affecter l’intégrité de la personne, sa liberté, avec un impact direct sur la vie démocratique. Du point de vue de leur usage sur le comportement des personnes, les neurosciences justifieraient une plus juste attention."
Publié le : 25 Juillet 2019
Article paru en version modifiée dans l'édition française de The Conversation.
Le 18 juillet 2019, le Conseil d’État, saisi par le gouvernement, a validé le projet de loi relatif à la bioéthique. Présenté en Conseil des ministres le 24 juillet 2019 il sera soumis au Parlement dès la rentrée pour un vote prévu courant octobre.
À la suite de nombreuses consultations ainsi que de la publication des rapports émanant de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, du Conseil d’État, de l’Agence de la biomédecine et enfin du Comité consultatif national d’éthique, un rapport parlementaire, rendu public le 15 janvier 2019, a constitué le dernier acte de la phase consultative de révision de la loi avant soumission au gouvernement.
Les pouvoirs publics ont pris acte de l’opinion des Français exprimée dans le cadre des États généraux de la bioéthique qui se sont tenus de janvier à avril 2018. Cette consultation a fait apparaître des divergences significatives concernant notamment les conceptions de la vie, les conditions d'interventions sur le vivant (du point de vue des techniques de diagnostic génétique et de modification de l'embryon), la filiation dans le cadre de l’AMP, et les capacités en neurosciences d'inférer sur les libertés individuelles. Peut-on viser une forme de consensus social alors que les antagonismes s’enracinent dans des registres d’ordres religieux ou philosophiques parfois considérés comme une forme d’affirmation identitaire ? Les responsables politiques sont conscients de la haute sensibilité des « questions bioéthiques ». À ce jour, quelle que soit la qualité des travaux préparatoires du projet de loi, rien n’indique de manière assurée que les débats parlementaires ne relanceront pas de vives polémiques. Car la bioéthique est comprise, dans le cadre d’une société sécularisée, comme un marqueur de ses valeurs.
L’attention bioéthique s’est imposée à la communauté internationale en 1947 à la suite de la Shoah, avec la rédaction du Code de Nuremberg qui détermine les conditions, le cadre et les limites des recherches biomédicales menées sur l’Homme. Quelques mois plus tard sera promulguée la Déclaration universelle des droits de l’Homme. La bioéthique propose un cadre aux avancées en biomédecine, respectueux à la fois des valeurs de démocratie et des conditions de recevabilité et d'implémentation des évolutions scientifiques. D’autres textes internationaux témoignent de la lente élaboration de règles à vocation universelle susceptibles de nous prémunir des dérives d’une pratique scientifique qui renoncerait à sa vocation première1. Contribuer à l’acquisition et à la mise en commun de connaissances, d’expertises et d’avancées n’est acceptable qu’avec une exigence de loyauté, d’intégrité, de justice et de non-discrimination.
Cette révision de la loi de bioéthique du 7 juillet 2011 est particulière en ce sens que les frontières entre les territoires de la bioéthique (médecine et biologie) et ceux d’autres domaines ont perdu de leur netteté. Les innovations disruptives dans le champ de l’intelligence artificielle conditionnent par exemple désormais les pratiques biomédicales en génomique, neurosciences et imagerie.
L’extension du concept de bioéthique à des domaines de la recherche scientifique qui ne relèvent plus seulement de la médecine ou de la biologie est prise en compte par le Titre VI du projet de loi, « Assurer une gouvernance bioéthique adaptée au rythme des avancées rapides des sciences et des techniques. » Les missions du Comité consultatif national d’éthique seront à ce titre étendues « aux conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine. »
Les deux premières lois du 29 juillet 1994 n’avaient pas pour intitulé « lois de bioéthique ». Elles ont cependant initié le processus d’élaboration d’une « bioéthique à la française » avec ses étapes de révisions régulières en 2004, en 2011 puis en 2019. La question posée par le Comité consultatif national d’éthique au lancement des di généraux en janvier 2018 résume assez justement les enjeux du débat et des arbitrages bioéthiques : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » Une autre formulation similaire en appelle à l’urgence d’une réflexion politique dès lors qu’en bioéthique sont engagés des choix de société déterminants : « L’enjeu n’est rien moins que le choix de la société dans laquelle nous voulons vivre demain2. »
Selon quels principes et critères modérer la tension entre exigences de la démarche scientifique dans un contexte de compétition internationale, soutiens à l’innovation alors qu'il en va de notre souveraineté nationale, et prise en compte de l’implémentation sociétale des évolutions biomédicales au regard de nos valeurs démocratiques et du pluralisme des opinions ?
Le projet de loi actuel se trouve construit en 7 titres. Leurs intitulés, loin d’être sèchement scientifiques, attestent de la volonté de promouvoir les possibilités technologiques dans le respect des valeurs qui ont fait « la bioéthique à la française », connue et reconnue bien au-delà de nos frontières.
À titre d’exemples le Titre I, dont l’ensemble des dispositions se rapportent aux questions inhérentes à l’Assistance médicale à la procréation (AMP3) vise à « élargir l’accès aux technologies disponibles sans s’affranchir de nos principes éthiques ». Ou encore le Titre II, relatif aux dons d’organes, de cellules et de tissus ainsi qu’à la transmission de l’information génétique, à « promouvoir la solidarité dans le respect de l’autonomie de chacun ». Et cette exigence se retrouve affirmée à travers chacun des sept titres structurant le projet, le dernier étant consacré aux techniques législatives.
L’attachement des rédacteurs du projet aux grands principes relatifs au corps humain ressort du rappel fréquent des articles 16 à 16-8 du Code civil qui constituent en quelque sorte notre « constitution relative à la bioéthique ». Des modifications y sont cependant apportées, parfois dans le sens d’un durcissement. Tel est le cas de l’article 16-4 relatif à l’intégrité du corps humain, parfois dans le sens de l’extension, notamment par l’ajout d’un article 16-8-1créant un droit d’accès aux origines.
Deux thèmes attendus, à savoir la situation des enfants nés par une GPA réalisée à l’étranger et la fin de vie médicalisée, ne sont pas abordés par le projet de loi. Cette absence ne peut être qualifiée de lacune, car ces problématiques relèveraient davantage de l’éthique que de la bioéthique. Elles font en effet appel à notre responsabilité collective vis-à-vis des plus fragiles en dehors de toute application technologique. Les enjeux de la fin de vie sont traités dans une législation spécifique qui elle même a évolué : loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.
Le projet de loi s’ouvre sur le domaine le mieux connu par le public, le plus polémique également, qu’est l’AMP dans ses incidences sur la famille. Or, en permettant l’adoption, la loi du 17 mai 2013 ouvrant droit de mariage aux couples de personnes de même sexe a consacré la famille homoparentale. Le projet prend acte de ce mouvement de société en ouvrant l’AMP aux couples de femmes et aux femmes célibataires, supprimant ainsi la condition d’infertilité diagnostiquée. Ce faisant, il transforme l’AMP, jusque-là exclusivement médicale, en une technique sociétale. S’ensuivent une série de propositions destinées à l’établissement de la filiation des enfants conçus par recours à un don de gamètes ou d’embryons, dans l’objectif affiché de sécuriser leur filiation. L’AMP post-mortem, pour laquelle une décision du Conseil d’État a pu être analysée comme une ouverture, reste proscrite.
Tenant compte de l’émergence publique de la parole des personnes conçues par AMP exogène, ainsi que des possibilités de recours direct sur Internet aux tests d'ADN permettant d'identifier sa lignée familiale, le projet de loi crée un droit d’accès aux informations relatives aux donneurs, ajoutant à l’article 16-8 du Code civil un article 16-8-1 qui, tout en maintenant sa portée au principe d’anonymat entre donneurs et receveurs, permet à la personne majeure conçue par don de matériaux génétiques d’accéder à sa majorité à des données préservant l’anonymat du donneur ou à l’identité du tiers donneur. Cependant, l’alternative envisagée rend d’autant plus incertain le contenu du texte définitif. Dans la première, le descendant pourra accéder à l’identité du donneur dès lors que celui-ci y aura expressément consenti au moment de son don. Dans la seconde, l’accès aux données sera soumis au consentement du donneur au moment où sera formulée la demande.
L’autoconservation des gamètes en dehors de toute indication médicale est admise tant pour les hommes que pour les femmes, dans des conditions déterminées.
Enfin, l’AMP post-mortem reste proscrite, et ce alors qu’une décision du Conseil d’État avait pu être analysée comme une ouverture (recommandation de lever l’interdit sur le transfert d’embryons et l’insémination post mortem avec les gamètes prélevés avant décès du mari).
Aussi importants que soient les changements intervenant dans l’extension sociétale des pratiques de l’AMP, ils ne doivent pas masquer d’autres aspects du texte, qui s’attache à l’encadrement des innovations dans l’ensemble des secteurs de la biomédecine. Ainsi, les conditions d’accès à la greffe sont optimisées, notamment par l’accroissement des possibilités de don croisé d’organes qui permet de maximiser les possibilités de surmonter les obstacles de l’incompatibilité biologique.
La transmission d’une information génétique en cas de rupture du lien de filiation biologique ou d’impossibilité pour une personne d’y consentir est favorisée par diverses dispositions. En cas de diagnostic établissant une anomalie génétique chez un tiers donneur, l’article 9 prévoit que la personne chez qui l’anomalie est diagnostiquée peut autoriser le médecin à en informer le centre d’AMP. Ainsi, les personnes issues du don (ou les titulaires de l’autorité parentale en cas de personnes mineures) pourraient être informées. Par ailleurs, l’article 8 permet un examen génétique d’une personne hors d’état d’y consentir, dans l’intérêt des membres de sa famille potentiellement concernés.
Un article vient enrichir le chapitre du Code civil consacré à l’imagerie cérébrale, nouvellement intitulé « De l’utilisation des techniques d’imagerie cérébrale », dont l’utilisation reste limitée à des fins médicales, de recherche scientifique ou, de façon plus restreinte, judiciaires. Le cadre juridique de la recherche apparaît actualisé.
Le régime de la recherche sur les cellules souches, désormais distinct de celui applicable à l’embryon, est assoupli en ce sens que les protocoles conduits sur des cellules souches embryonnaires ne sont plus soumis qu’à une simple déclaration auprès de l’Agence de la biomédecine. La durée de développement des embryons sur lesquels une recherche est conduite est fixée à 14 jours, la pratique limitant actuellement cette durée à 7 jours.
La création d’embryons chimériques est expressément interdite, de même que toute expérimentation visant à la modification de la descendance par la transformation des caractères génétiques.
Ce projet de loi connaîtra des transformations au fil des navettes parlementaires. Toutefois, dans ses lignes générales il semble préfigurer les règles de la bioéthique pour les 5 à 7 années prochaines. Il témoigne de l’attachement aux valeurs susceptibles de concilier les promesses d’avancées biomédicales avec le souci d’anticiper et d’accompagner leurs conséquences. On constate l'acceptabilité progressive de pratiques qui suscitaient hier de fortes résistances, la concertation publique contribuant à l'exigence de pédagogie dans un domaine complexe. Dans le Titre IV « Soutenir une recherche libre et responsable au service de la santé humaine, le chapitre Ier est caractéristique de telles évolutions : « Aménager le régime actuel de recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires. » En fait, les avancées scientifiques elles-mêmes permettent parfois de surmonter des dilemmes éthiques.
Ce projet de loi permettra-t-il d’endiguer le phénomène du « tourisme bioéthique», certains allant chercher en dehors de nos frontières ce que le droit français leur refuse ? Rien de certain, d’autant plus que des considérations comme « pourquoi et au nom de quoi interdire ce qui est en vigueur ailleurs ? » trouvent un écho favorable dans un contexte ou le relativisme et l’individualisme tentent d’imposer leur règles de vie. Toutefois, respectueux des principes fondamentaux nationaux et internationaux de la bioéthique, adapté aux évolutions de la société, ce texte devrait permettre à la France d’affirmer une position d’autant plus nécessaire dans le cadre d’une inquiétante dérégulation des pratiques de la recherche en biomédecine au plan international.
Il est significatif, à cet égard, que les textes internationaux de bioéthique s’attachent désormais à renforcer les mises en gardes face aux dérives, abus, discriminations consécutifs, dans certains pays, à un usage inconsidéré et dévoyé de la science4. De ce point de vue, la génétique ne constitue qu’un aspect plus apparent que d’autres de menaces évidentes. Le caractère déterminant et irréversible de l’intervention sur le génome en recourant à une technologie génétique comme CRISPR/Cas, est caractéristique d’un contexte à haut risque. Les instances éthiques internationales en ont pris la mesure, ce qui pour autant ne prémunit pas de l'usage de ces technologies aisément accessibles et peu coûteuses à des fins par exemple de terrorisme.
Le concept même de responsabilité scientifique semble équivoque au moment où les capacités d’intervention sur le vivant sont susceptibles d’affecter l’intégrité de la personne, sa liberté, avec un impact direct sur la vie démocratique. Du point de vue de leur usage sur le comportement des personnes, les neurosciences justifieraient une plus juste attention. Nous pourrions dès lors attendre davantage d’implication dans des domaines aussi sensibles, de la part des instances en charge des aspects pratiques de la recherche scientifique, de ses modalités d’évaluation et de financement. Qu’en est-il de la formation des chercheurs à l’éthique des sciences, de leur sensibilisation à l’impact éthique et sociétal de leurs travaux5 ?
L’actualité traite davantage des conséquences écologiques du réchauffement de la planète que des manipulations du génome avec ses incidences sur les générations futures. Pourtant, comme s’agissant du devenir de la planète, nous ne disposons d’aucun plan B pour le devenir de l’humain !
En 2019, il convient de penser la bioéthique en démocrates, avec pour défi la capacité d’exercer encore la liberté de décider quelle humanité nous voulons incarner, assumer, défendre et transmettre. De ce point de vue les enjeux de la prochaine loi bioéthique ne se limitent donc pas aux thématiques relatives à l’AMP. Le propos s’avère résolument politique, en termes de responsabilités partagées et de gouvernance assumée.