Communiquer jusqu'aux limites du possible

"Pour retrouver la personne démente et la comprendre, il faut peut-être avoir une approche différente de l’approche médicale classique dont les soignants ont l’habitude. Faut-il toujours nous cantonner au repérage de signes connus, voire appris, sans se soucier de rechercher ce que le dément nous donne à comprendre ?"

Publié le : 27 Septembre 2013

Perte à soi et aux autres

En quoi et pourquoi la fin de vie du sujet âgé dément serait-elle différente de la fin de vie du sujet âgé non dément ?
La personne âgée peut mourir d’un cancer, d’une embolie pulmonaire ou d’une insuffisance cardiaque. Pourquoi le fait qu’elle soit atteinte de la maladie d’Alzheimer nous pose-t-il problème ?
Peut-être parce que de nombreuses familles et certains soignants vivraient l’entrée en démence de l'aîné, non seulement comme la mort du psychisme, mais aussi comme la fin de vie annonçant la mort organique. Pour ceux-là, donc, entre la mort psychologique et la mort réelle, il existe un espace mal défini d’où la difficulté qu’ils éprouvent à faire leur deuil. Ceci entraînant, comme l’écrit le Dr I. Simeone, une situation “dépressivogène” fort douloureuse pour le conjoint et les enfants qui voient s’effondrer un modèle d’identification, avec parfois apparition de l’angoisse post-mortem des familles de dément : « Vais-je devenir comme elle — ou comme lui ? »
 
Est-ce parce que chez ces sujets dits “ Alzheimer ” qui représente 70 % des cas de démence, la régression est apparue comme un phénomène unique dans la nature, par son amplitude et sa profondeur, et exemplaire, que nous considérons cette maladie comme un modèle expérimental de la démentalisation ?
Pour les neurologues, les psychiatres et, bien entendu, les gériatres, son incidence annuelle croissant de façon exponentielle avec l’âge, cette démence pose donc aujourd’hui problème. En particulier du fait :
- de son avancée dans l’âge ;
- de l’espérance de vie qui serait peu différente des sujets sains du même âge ;
- du drame humain qui touche le patient et sa famille dont les liens sont chaque jour à reconstruire ; drame également pour les soignants qui en ont la charge, mais aussi pour la médecine qui ne dispose d’aucun remède efficace ; pour la société enfin qui ne s’est pas préparé à un tel problème socio-économique (110 000 nouveaux cas par an).
 
Si, comme je le pense, le dément est une personne âgée organiquement semblable aux autres personnes âgées, mais ayant, suivant l’expression de la psychologue Claudine Montani : « Un psyché égaré » ou étant, comme l’écrit Louis Ploton, « Un ancêtre mort vivant », il va falloir décrypter, outre les habituels signes organiques classiques propres à toutes personnes âgées, les expressions propres du dément qui peuvent faire envisager la fin de vie.
 
Est-il en effet possible de communiquer avec un malade porteur d’une démence d’Alzheimer qui semble être au stade terminal de sa vie organique ?
 
Michèle Grosclaude pense que l’Alzheimerien est un sujet « perdu à lui-même et aux autres. Mais il est perdu “ quelque part ”, il existe “ dispersé, délié, en solution ”. Ses fragments se trouvent “ dans les manifestations du processus : radotage, restes de savoir du passé, stéréotypies gestuelles et langagières, fausses reconnaissances, etc. »
Pour elle, dès lors, le dément peut être « trouvable et retrouvable », que ce soit par le dit et le non-dit, par l’expression corporelle (cramponnement, grasping, position fœtale, etc.), ou encore la boulimie ou plus régulièrement le refus d’alimentation.
Pour le psychanalyste André Ruffiot : « le moi psychique » est antérieur au « moi corporel », le « ça » a besoin du corps pour s’exprimer (à la différence du « surmoi » l’inconscient d’interdiction pacificatrice, le « ça » est l’inconscient pulsionnel qu’il soit agressif ou sexué) et chez le dément, dit-il, « ça parle » jusqu’au bout.
Toutes les expressions corporelles, toutes les agitations, toutes les agressivités, tous les silences, tous les refus de la personne dite démente ont donc une signification qu’hélas nous ne comprenons pas souvent. D’ailleurs cherchons-nous à les comprendre ?
Comme l’écrit Jérôme Pellissier : « Puisque ce dément ne se souvient de rien et ne ressent rien, à quoi bon entrer en relation avec lui ? Puisqu’il ne pense et ne parle plus, à quoi bon lui parler ? Puisqu’il est presque déjà mort, à quoi bon… »
 

Donner sa vie pour ceux qu’on aime

Pour retrouver le dément et le comprendre, il faut peut-être avoir une approche différente de l’approche médicale classique dont les soignants ont l’habitude.
Faut-il toujours nous cantonner au repérage de signes connus, voire appris, sans se soucier de rechercher ce que le dément nous donne à comprendre ?
Il faut ne pas tenir compte uniquement de notre savoir organique mais prendre en compte, comme l’écrivait Alain Franco, « le vécu intérieur » de la démentalisation. « Ceci représente un maillon supplémentaire à l’accompagnement médical et soignant d’une maladie dévastatrice en expansion dans notre société. »
En effet si nous ne savons pas comprendre et interpréter les messages que nous adresse le dément, quel en est le risque ?
 
Devant ce malade qui effraie et torture sa famille, et pour qui l’être connu et aimé est déjà mort, pour l’équipe soignante qui ne comprend pas ce malade, n’arrive pas à entrer en contact avec lui, ou si peu, et qui lui fait peur et l’angoisse, en dernier recours, la tentation est forte pour le médecin de répondre à la demande d’euthanasie, qu’elle soit passive ou indirecte.
Pour supprimer sa souffrance, on a tendance à supprimer la souffrance. Mais dans le cas du dément, il s’agit d’un être humain dont la déchéance physique ou mentale et la souffrance supposée font peur à cause de l’image qu’elles renvoient de la mort.
Jérôme Pellissier écrit : « Accéder à une demande de mort sans au préalable tenter de modifier les causes médicales, psychologiques et environnementales susceptibles d’être à l’origine de cette demande revient à tuer par fatalisme, par paresse, par économie ; certainement pas par respect de la dignité de l’homme. »

Pour conclure mon interrogation initiale, je ferai mienne cette phrase écrite par Antoine Hennion, directeur de recherche au centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines, dans un article paru dans le Monde de mars 2003 à propos de l’euthanasie active pratiquée par un mari sur sa femme souffrante d’une maladie d’Alzheimer — lui-même soignant par ailleurs sa mère atteinte de cette maladie :
« Peut-être faudrait-il réfléchir à deux fois avant de céder à la fascination moderne pour l’inversion des valeurs : non plus donner sa vie pour ceux qu’on aime, mais leur ôter la leur. »