Mourir chez soi, en EHPAD

"Face à la pathologie démentielle, la famille vit souvent une relation de deuil anticipé avec son patient. Celui-ci lui renvoie parfois l’image du mort à venir qu’elle peut attendre tout en en redoutant le moment. Alors en plaçant le malade dans ce statut de « mort vivant », [...], on peut en arriver à nier les possibilités de relation par trop de souffrance."

Publié le : 04 Février 2015

Le patient atteint de la maladie d’Alzheimer est un familier de la mort

Le patient atteint de la maladie d’Alzheimer est un familier de la mort. Il vit des deuils depuis longtemps. L’entrée dans la maladie a représenté parfois la seule issue à ses yeux entre la peur de mourir et la difficulté à vivre. Entre disparaître socialement pour survivre ou se tuer pour ne pas mourir, il a pu « choisir » le reniement de lui-même, de faire le deuil de lui-même. Il y a parfois des mots : « J’ai peur, je suis déjà morte, enterrez-moi, je ne suis plus rien… Par où je sors? Et si je me trompais de porte? »
Ces phrases entendues au quotidien, ces conduites qu’on dit troublées (chutes, glissement du fauteuil à terre, déambulation) permettent déjà de parler de la mort avant qu’elle ne vienne. Les rituels mis en place par le malade et l’équipe accompagnent ce cheminement. Ne meurt que celui qui est vivant ! Ne peut mourir que celui qui est reconnu dans sa dimension humaine et de relation. Jusqu’aux derniers instants le patient reste un sujet, un sujet en souffrance même si la douleur physique est calmée, mais aussi un être désirant, attentif à ces petits bonheurs qui font que la vie peut être belle malgré tout.
À côté de ces fins de vie du crépuscule, de ces fins de vie qui n’en finissent pas de finir, le malade Alzheimer peut mourir de manière plus brutale, au détour d’une affection intercurrente ou d’un accident cardiovasculaire par exemple. Peut se poser alors en quelques heures (le problème) la question d’une décision médicale éthique : le concept de renoncement thérapeutique doit rester une démarche attentive et collégiale, efficace sur certains symptômes (la douleur, la dyspnée) en respectant l’évolution désormais naturelle de la maladie. Cela dit, la décision de renoncer n’est pas irrévocable ; chaque malade est unique, chaque histoire est différente et ce n’est que dans la parole, la relation et l’écoute du patient, de sa famille que nous tenterons de prendre les décisions les plus justes.
 

Une authentique disponibilité

Face à la pathologie démentielle, la famille vit souvent une relation de deuil anticipé avec son patient. Celui-ci lui renvoie parfois l’image du mort à venir qu’elle peut attendre tout en en redoutant le moment. Alors en plaçant le malade dans ce statut de « mort vivant », de celui qui ne compte plus, qui ne comprend plus, qui n’a plus d’avis à donner, qui devient inexorablement un autre, on peut en arriver à nier les possibilités de relation par trop de souffrance. C’est devenu si difficile de dire « maman » à cette vieille dame que l’on a connue et aimée différente. Comment appeler « papa » celui qui marmonne sans cesse, assis dans son fauteuil alors qu’il avait tant de prestance et d’autorité ?
On assiste là au deuil d’une image mêlé à la culpabilité du désir de mort, à l’anticipation d’une perte à venir associée bien souvent à de la colère ou (à) de l’agressivité pour dire toute la souffrance d’une famille devant la fin d’une histoire. Parfois les demandes d’euthanasie surgissent et il faut beaucoup de temps et d’empathie pour faire entendre que la qualité d’une vie ne se mesure peut être pas à l’aune des performances cognitives, pas plus qu’avec une échelle d’autonomie physique. Mais plutôt (dans la qualité) à celle de la rencontre et de l’émotion partagée.
Cela suppose une authentique disponibilité de tous, une liberté totale pour les heures de visite, la possibilité de veiller jour et nuit son parent et d’y être entouré. Il appartient parfois au soignant, au regard de ce qu’il sait du malade, de proposer à la famille un accompagnement spirituel des derniers moments. Cela suppose un véritable travail d’écoute et d’accompagnement pour dire ce qui n’a jamais pu l’être, pour retrouver non seulement le souvenir mais, (bien plus) au-delà, l’indicible de toute relation d’amour. Le moment de la mort n’est souvent pas anodin ; il peut ainsi survenir au terme d’un long parcours de réconciliation ou d’attente d’un moment de tendresse.
Permettre aux familles d’être là et solliciter leur présence, recréer pour elles cet espace de communication par les mots et les gestes. Entendre leurs questions formulées ou non, comprendre la colère, la résignation ou simplement la mise à distance comme un moyen de protection susceptible de permettre une séparation moins douloureuse. Mais à côté du travail de deuil à accomplir vis-à-vis de leur proche, elles auront aussi, disent-elles, à vivre le deuil de l’institution. Ne plus revenir, modifier les habitudes prises pendant si longtemps des visites régulières, passer sur la route qui longe l’institution sans détourner la tête, tout cela demande sans doute du temps.