Alzheimer : reconnaître l’humanité d’une fin de vie

Publié le : 06 Novembre 2009

Se séparer, se quitter, s’acquitter, se pardonner, se dire « je t’aime », faire le bilan, réparer, régler ses dettes, écrire le dernier chapitre, relire sa copie, exprimer ses affections, ses ressentiments, sa gratitude, sa colère, sa tendresse, se dire au revoir, se dire adieu… Autant de mots, autant de manières de le dire, autant d’histoires et de moments de vie différents. Puisqu’il s’agit bien de vie ici, de vie jusqu’au bout de la vie, de ce droit inaliénable de se dire au revoir, de cette loi universelle de l’adieu. Se dire adieu à soi, dire adieu à ceux que l’on a aimé, qui nous ont aimé, à ceux avec qui nous nous sommes projeté, à ceux qui nous ont accompagné. Bien sûr en théorie tout le monde se l’accorde : le temps des adieux est primordial, nécessaire, et paradoxalement « vital ».

Pourtant, à y regarder de plus prés, dans l’intimité des services, dans le doute et le désarroi qui se lit dans les yeux des soignants, des familles, qui s’écoutent dans ce qui se dit à demi-mots, dans l’angoisse, le sentiment d’impuissance ressentis par les hommes et les femmes qui accompagnent les personnes malades d’Alzheimer au terme de la vie,  les questionnements sont intenses, douloureux, au plus vif de l’intime : « faut-il dire à ma mère, à cette résidente dont je prends soin depuis six ans, qu’elle n’en a plus pour très longtemps ? Et comment le savoir vraiment ? N’est-ce pas trop anticiper ? Est-ce utile ? Est-ce ajouter à sa douleur ? Et moi puis-je lui dire tout ce que je n’ai pu lui dire jusque-là ?  Est-ce égoïste de ma part ? Ne vais-je pas la déstabiliser encore plus ? Est-ce le moment ? Est-ce qu’elle le comprendra ? »

 

Qui sait ce que l’autre comprend, et surtout qui sait ce que nous ne comprenons pas, nous ne savons comprendre de l’autre ?

Comment parler au-delà des mots, quand la personne est dite « non-communicante » ?

Cela fait-il mourir de parler de la mort ?

Le désir de protéger la personne malade en fin de vie est fort : il ne faut pas lui faire « plus » de mal, plus de mal que quoi, on ne sait pas trop ? Plus de mal que de ne rien dire ?  Finalement, quand la fatigue s’accumule, que les yeux des soignants et des proches se cernent, que des larmes apparaissent, on ne sait plus vraiment qui protège qui et contre quoi ?

Se dire adieu c’est faire exister la mort, se dire qu’il n’y aura plus jamais de « comme avant ». Et la disparition de ce « comme avant » est parfois là depuis bien longtemps : « ma mère n’est plus comme avant… », « Mme B n’est plus comme avant… ».Comment se dire au revoir l’un l’autre, « comme maintenant » quand depuis tant de temps on se défend contre cette maladie qui a tout bouleversé, tout changé dans nos rapports avec cette personne à laquelle nous sommes liés, par l’amour, la détestation aussi parfois, dans la complexité des rapports familiaux, professionnels ; cette personne que nous avons  l’impression d’avoir déjà perdu il y a bien longtemps ? Comment se dire au revoir quand il nous est arrivé de maudire l’autre, par épuisement, par la violence de l’oubli qui nous est faite : « ça n’en finira jamais… » « je n’en peux plus…. », « c’est elle ou moi… » ? Comment se dire adieu avec cette culpabilité suffocante ?

Car il s’agit bien de SE dire adieu, et non de le dire. Il s’agit de soi et de l’autre, de ce qui nous lie dans cette identité co-construite, identité de la mère, du père, de la fille, de l’homme, de la femme, du citoyen, de l’humain. Identité mouvante, mise à mal par la maladie, qui demande chaque jour à être renouvelée, maintenue, renforcée par le regard de l’autre, regard qui peut à la fois engendrer, soutenir et ensevelir.

Se dire, « s’être là, l’un à l’autre », se prendre les mains, se caresser tendrement, se regarder, donner la place aux rituels personnalisés, vivre le détachement dans l’attachement, s’accorder à chacun le droit de prendre ce dernier temps, de l’investir pleinement de sa présence, afin d’apprivoiser l’absence qui se dessine.

Combien d’entre nous n’ont-ils pas été étonnés de voir dans ces moments-là des personnes qui ne parlaient plus depuis de longues périodes exprimer par des phrases d’une force et d’une limpidité surprenantes leur compréhension de la situation, leur dernier message, leur au revoir ? Et combien de mots-sourires, de mots-regards et de mots-caresses pour le dire !

Ces mêmes mots que nous pouvons et que nous savons utiliser nous-mêmes, car nous les avons appris ensemble. Tout ce vocabulaire du corps, des mimiques, ce lexique  singulier qui a pris forme au cours du temps de vie partagé au sein de la famille et, quand la maladie s’est installée, petit à petit,  avec les professionnels, les soignants qui accompagnent.

Car, sans tous ces mots, la mort passée sous silence ne risque-t-elle pas de passer la vie sous silence ?

Peut-être est-ce de cela dont il faut se protéger mutuellement ?

Se prémunir contre le danger de l’ignorance qui fait disparaître avant d’avoir existé et restituer chacun dans ses droits : Se donner le droit l’un l’autre, le « malade » et le « non-malade », de  « se communiquer », de se reconnaître la capacité, et la nécessité, de chacun à le faire, à sa manière, à sa place, et se dire adieu, l’un pour l’autre et l’un par l’autre.