Questionnement éthique autour de la prise en soin

Que changent les patients atteints par la maladie d'Alzheimer aux méthodes, habitudes et certitudes des soignants ? Quels moyens employer pour permettre une véritable rencontre ?

Publié le : 09 Mai 2011

Le nombre de patients qui seraient atteints de pathologie démentielle (maladie d'Alzheimer et troubles apparentés) en fait maintenant, à en croire le discours ambiant, un « problème » de santé publique - et non plus malheureusement un enjeu de réflexion éthique, humaine et politique. Cette démarche ne peut nous laisser indifférents, cette journée en est la preuve.

Cette maladie, dont le diagnostic sans doute nécessaire, ne saurait être posé qu'avec précaution et soigneusement étayé par des équipes compétentes, au risque d'être plus enfermant que la maladie elle-même ;

Cette maladie, dont le diagnostic ne peut s'imaginer que s'il est associé à un projet de soins et d'accompagnement réfléchi, partagé, cohérent, évolutif et non pas limité à une ordonnance, si pertinente soit elle ;

Cette maladie, donc, car il s'agit bien de cela et non du seul vieillissement, devrait interroger tout citoyen, bien au delà de la communauté professionnelle, médicale ou sociale.

 

Car cela nous renvoie à des images terribles de perte de sens et de mesure, de risque de dépendance, de changement de regard, de place au sein de la famille, de rôle social, de processus complexes où les malades revisitent leur histoire et les évènements qui ont jalonné leur vie avec leur personnalité propre. 

Parce qu'à force d'être dérangés, ce sont bien eux qui nous dérangent, qui nous interrogent sur le sens de notre mission :

Soigner ? Guérir ? Faire du dépistage précoce ? Soulager ? Garder ? Empêcher de mourir ? Accompagner la vie ?

Garantir la sécurité ? Contenir les troubles ? Prévenir les chutes, la dénutrition, les escarres, les fugues, les thromboses, les infections ? Stimuler ? Les occuper ? Les laver, les traiter, les changer, les tourner, les piquer, les gaver, les placer ?

Les protéger ? Les isoler ? Les dénoncer ?

Laisser faire ou interdire ? S'acharner ? Ne plus rien faire ?

Dire ou se taire ? Remobiliser des capacités ? Maintenir la vie de relation et l'identité ? Permettre la parole ? Réécrire l'histoire ou les histoires ? Renouer le dialogue ? Faire silence ?

Oser la rencontre ? Et faire le pari du sens ?

Ce sont eux qui bouleversent nos certitudes.

Notre toute puissance de soignant, notre acharnement à mettre les patients en protocoles, à rationaliser les comportements, à privilégier la démarche scientifique, stérile si elle ne se nourrit pas d'humanité, à préserver des règles d'hygiène à tout prix, à privilégier le confort des équipes au prix de celui des malades.

Au risque de subir sans rien dire les contraintes économiques et l'insuffisance criante de moyens et de personnels, au risque de décider pour eux, et sans eux, ce qui convient, afin de fuir les désordres et de repousser loin l'image de la mort ;

Alors à force d'être TROP, trop nombreux, trop lourds, trop pénibles, trop agressifs, trop agités, trop malades, trop chers, ils deviennent de trop.

Et pourtant, une réflexion éthique sur le soin se nourrit de la proximité de la rencontre ;

Une rencontre avec celui qui se perd, qui ne sait plus, qui mélange, qui se trompe, qui s'angoisse, qui a peur, qui a honte ;

Qui va mourir, qui ne sait plus le dire, et qui va tenter avec l'énergie du désespoir de nous communiquer sa souffrance mais aussi de partager des instants de tendresse.

Les questions éthiques sont au cœur de cette rencontre avec l'autre, avec tous les autres: les malades, les familles qui les aiment toujours, les professionnels qui les soignent avec bienveillance, la société toute entière qui ne peut se contenter de les stigmatiser mais se doit au contraire de les prendre en compte.

Car prendre soin, c'est permettre à celui qui souffre de percevoir qu'il compte à nos yeux, dans cet engagement respectueux d'être à ses côtés, aux côtés de sa famille tout au long de la maladie.

C'est créer cette alliance thérapeutique avec lui et ses proches, depuis le moment de la première consultation d'annonce jusqu'à la fin de la vie, à travers les choix douloureux, les refus d'aide et de soins, l'intrusion d'un étranger à la maison, les situations de crise, les ruptures, les affections intercurrentes, la perte d'autonomie, la colère et le renoncement.

L'éthique du soin suppose que le patient soit reconnu, entendu, rassuré, contenu, réanimé, par des soignants reconnus et écoutés, formés et motivés, paisibles et bienveillants, parce que bien traités.

Reconnu dans son identité de femme et d'homme, avec sa personnalité propre, son histoire, personnelle et familiale, faite de joies, de peurs, de renoncements, de deuils, de réussites, d'habitudes, de loyautés, de valeurs et d'engagements.

Reconnu dans son identité de malade avec une analyse professionnelle des comportements, des facultés, des limites,de la souffrance physique et psychique afin de proposer des soins psychogériatriques cohérents dans des lieux adaptés.

 

Entendu dans les mots pour le dire, dans les comportements pour y faire sens, dans les choix de vie et de mort, les attitudes de refus, les mises en danger, les chutes et les errances, les demandes incessantes, les besoins de tendresse, les désirs inassouvis, les peurs d'abandon.

Rassuré par la parole bienveillante, l'environnement paisible, les nourritures affectives, l'engagement continu à mettre tout en œuvre pour soulager la souffrance sous toutes ses formes, l'information clairement donnée, la possibilité maintenue du droit au choix et du droit au risque, le respect de l'intimité et des valeurs humaines et spirituelles.

Contenu, non pas systématiquement avec des liens ou des traitements inappropriés, mais avec un projet de soin cohérent, réfléchi en équipe pluridisciplinaire, partagé avec le patient et ses proches, appliqué par tous et réévalué.

Réanimé au quotidien dans le regard posé, dans les petits bonheurs, le partage de plaisirs et de désirs suscités, la reconnaissance d'une personne bien vivante jusqu'au bout de la vie.

 

Alors nous pourrons prendre avec les patients dits déments, le petit chemin de traverse, loin des autoroutes sécuritaires, dans ce cœur à cœur garant d'une humanité retrouvée.

Alors nous pourrons, à leurs cotés, prendre plaisir à penser, à se penser comme un être spirituel, unique et en devenir ;

Alors il ne s'agira plus de dépendance mais de solidarité ;

Alors peut-être ces malades insensés nous auront permis de retrouver le sens de l’humain.